Un spectacle de toutes les Résistances et Espérances
Cette pièce de théâtre de Jean Louvet et Armand Deltenre («,Pierre Harmignie, Numéro 17 – Prêtre », Lansman, Carnières, 2005.) a été jouée début avril 2005, par des comédiens amateurs dans une petite salle, à Trazegnies. Le "prière d’insérer" nous aide à situer le contexte des événements : « Les 17 et 18 août 1944, peu avant la fin de la Seconde guerre mondiale, les rexistes militants pro-nazis belges avec à leur tête Léon Degrelle mettent à feu et à sang la région de Charleroi à la suite de l’assassinat par les résistants de l’un des leurs – bourgmestre de la ville – et de sa famille. Le plus important massacre aura lieu à Courcelles où une vingtaine de personnes seront prises en otage et éliminées sauvagement sans autre forme de procès. »
Ce spectacle fut d'une intensité rare du point de vue politique, religieux et des convictions profondes, avec la mémoire de la Résistance héroïque (celle des partisans), en même temps que la mémoire de la Résistance banale (celle des privations). La mémoire héroïque - les résistants tués ou assassinés - la mémoire banale - la faim, la peur. Il y a, au centre de la pièce, la scène, extraordinaire de vérité, de la tasse de café bue, au presbytère de l’abbé Harmignie, doyen de Charleroi, le 15 août 1944 en attente de la Libération (grâce à la servante qui avait sauvegardé un Kg de café durant toute la guerre). Moment de plaisir exceptionnel en un temps où chacun avait perdu le goût du café. Ces privations matérielles, c’est une chose étonnante, même les jeunes d’aujourd’hui s’en transmettent la mémoire parce que la mémoire matérielle se perd moins vite que celle des significations ? Encore que… cette mémoire matérialiste est quelque chose d’essentiel.
La Grandeur en Wallonie
Jean Louvet nous a dit qu'il voulait réhabiliter à travers cela la grandeur en Wallonie et, de fait, lorsque, à la fin du spectacle, ceux qui, dans la pièce, ont été des communistes, des résistants armés, des réfractaires, ceux qui ont lutté contre la haine et la barbarie, entonnent le Chant des partisans, la salle en a le souffle coupé. Certains spectateurs se lèvent et chantent avec eux l'hymne de la Résistance. Ce chant est présent souterrainement tout au long du spectacle et le fait qu’il s’exprime à la fin va de soi.
Ce n’est pas une pièce simple : elle est écrite par deux auteurs étrangers à l’Église et avec en son coeur, cependant, un personnage authentiquement religieux, le doyen Harmignie. La vie de ce prêtre va des temps heureux de la paix, à la guerre. Quand il est désigné en 1938 à Charleroi, il a le souci du culte au sens restreint d'un christianisme idéaliste, la joie de voir progresser Charleroi sur un plan humain, progrès qu’il refuse d’attribuer « à un déterminisme économique ». Il parle d’améliorer l’électricité de son église, de l’élargir. Il se réjouit de la beauté de l’Hôtel de Ville, de celle de la Maternité Reine Astrid, trouve que journal Spirou « est une révolution dans l’édition ». Cet homme a une vaste culture. Il enseignait auparavant à l’Institut Supérieur de Philosophie à Louvain. Il a une vision conforme, classique du sacerdoce, de l’eucharistie, du péché, du salut.
La guerre va l’amener à un christianisme de plus en plus incarné. Peut-être en deux temps que les deux dramaturges explorent avec beaucoup de finesse : à même son dialogue avec Dieu. Il n’est pas si fréquent que cela d’interroger la vie de quelqu’un à partir de sa prière, et la chose est d’autant plus rare que cette interrogation va renvoyer à une période de guerre et de résistance. Ainsi prie d’abord Harmignie :
Mon Dieu, protégez-les
même s’ils ont péché
Aidez-les dans ces temps de barbarie
Le pauvre est encore plus pauvre
La faim les tenaille tous au ventre
pauvres ou moins pauvres
J’ai appris à la connaître
De Dampremy à Marchienne-au-Pont
l’hostie est noire
entre les lèvres bleues des mineurs
À la toussaint ils sortent
leur pardessus en ratine
Le seul qu’ils auront dans leur vie
Dans cette oraison passe alors ce qui est la religiosité de ces temps en Wallonie, où les fêtes religieuses rythment la vie quotidienne, Pâques où l’on se rhabille, les enfants qu’on envoie pratiquer le temps de leur enfance :
Ils feront leur première communion
Parce qu’à l’église on n’apprend pas le mal
[Façon de traduire le fameux adage borain des parents d’un autre bord que le curé et qui envoient leurs enfants à messe : « pindin c’tin là is n’font riè d’mau »]
Il y a encore les fêtes des mineurs ou des métallos, la Sainte-Barbe, la Saint-Éloi et aussi :
Seigneur/Écoutez les sabots à clous des enfants marteler Saint Christophe/ Écoutez les glas de la Toussaint/car ce peuple-là honore ses morts/ Ici, ils vivent d’ailleurs entre eux/les vivants et les morts/À Charleroi, on ne meurt pas/on survit dans la mémoire des hommes/ aux yeux cernés de noir/en attendant, mon Dieu, la joie de la résurrection…
Harmignie s’enfonce chaque jour un peu plus dans la résistance, dans la réalité charnelle de la guerre, allant voler à Charleroi des sacs d’aliments pour les enfants juifs qu’il cache, discutant chaque nuit avec des résistants communistes (voir la quatrième de couverture). C’est peu de temps avant d’être assassiné par les rexistes que se déroule la fameuse scène du Kg de café. Le lendemain de cette scène, le bourgmestre rexiste de Charleroi est assassiné par la Résistance. Les fascistes se vengent en allant incendier des maisons, prendre des otages pour les massacrer : le fameux massacre de Courcelles. Le Doyen sera une proie de choix pour eux.
Le passage à l’authentique
Mais, juste avant cela, la pièce nous fait pénétrer une nouvelle fois au cœur de la prière de l’abbé Harmignie encore faite de regrets ou jugements: « Mon Dieu/Les hommes s’écartent de vous/de plus en plus/Ils ont lacéré les ventres des femmes enceintes/ Ils ont empalé les corps fragiles. » Mais, surtout elle va jusqu’au cœur même du cœur du mystère chrétien, étrangement écrit ici par deux auteurs non croyants :
Seigneur,
vous m’avez aimé d’un amour de prédilection
vous m’avez amené à réaliser la magnificence de votre amour
depuis le coup de grâce de 1923
dans une lumière subite, fulgurante, inoubliable
découverte radieuse
dans une nuit d’avril
Mais je devrais attendre encore
il me fallait reconquérir l’enfance :
”Si vous ne vous convertissez et ne devenez comme les petits enfants, vous n’entrerez pas dans le royaume des cieux.”
Je suis entré dans la vie d’enfance spirituelle
J’ai accepté dans la paix
la conscience aiguë de mon propre néant
Être le petit enfant qui se laisse plonger dans le sang de l’agneau
L’amour de Dieu éclate en moi
Plus aucune défiance
plus le moindre doute
Cette fois, ça y est
Je crois
Je crois à l’invraisemblable amour
de Dieu pour mon âme
La foi a dominé ma peur
Mon Dieu
Vous ne m’avez pas abandonné
Je marcherai sur mes genoux
de la Ville-Basse à la Ville-Haute
dans la voix des anges
qui se confond avec celle des enfants
Je suis l’enfant
pieds nus
sur les prairies de mon enfance
dans la rosée du matin
dans l’éclat de votre création
comme au premier matin du monde
Je marche plongé
jusqu’aux genoux
dans l’eau des sources
Nous allons tout recommencer
je vous le jure
Mon Dieu
Le soleil fait des tours dans le ciel
ma foi a dominé ma peur
tout au long de ces vingt années
Merci, mon Dieu
[Il se met à genoux par terre. Il avance dans cette position]
Les herbes de vos prairies
impriment sur mes genoux
les syllabes de l’espérance
[Il se redresse]
Ma main d’enfant vibre sur le cerceau
qui fait le tour
de votre terre bénie
L'homme de prière du début est resté un homme de prière, mais d’une prière libérée des carcans classiques, rejoignant celle de Saint-François, d’un Évangile de printemps. Et, par ailleurs, Harmignie s'est engagé plus profondément que jamais du côté de la Résistance. On sait que les rexistes veulent sa peau et il faut donc s’attendre à ce qu’ils aillent le tuer, lui en particulier, pour venger leur bourgmestre assassiné. On veut l’avertir, mais son vicaire dit que c’est inutile aux résistants qui l’engagent à l’alerter:
Le doyen prie. Il est en paix. Il n’a jamais été aussi près de Dieu.
Le massacre
Harmignie est arrêté chez lui, emmené à Courcelles, réuni avec les vingt otages de la sinistre cave : Les otages sont entrés/ en tâtonnant dans l’ombre de la cave./ Il y avait de l’eau sous leurs pieds nus. Un crime odieux se préparait/Les rexistes n’en étaient pas à leur premier coup d’essai./Ils avaient fait envoyer trente-trois mille belges/dans les camps de concentration./Trente-trois mille ! Quatre mille deux cents sont revenus./Pierre Harmignie a proposé/ qu’on le garde seul/en otage/et qu’on libère tous les autres. Les rexistes ont refusé/Alors, il a demandé/de rester le dernier./ Les rexistes avaient éclairé le temps de descendre./ Puis ils éteignirent/ et plongèrent la cave dans le noir, précise le récitant. Massacré après les autres, le Doyen de Charleroi les soutient moralement jusqu’au bout, proposant de prier « si cela ne dérange pas ». Il lui est réservé un traitement particulier. Les assassins se réjouissent de se « faire le curé » : son visage est bafoué, son corps mutilé.
Dans cette sorte de tragédie grecque avec un choeur et un récitant, vient alors la Grandeur. La foule des acteurs s’avance. Ils sont ceux de la mémoire banale de la Wallonie en résistance : « Je me suis tue devant le poêle trop tiède, le charbon rare, le bois humide, le rebulet, le laton, la farine de pois… ». Ou ceux de la mémoire héroïque : « Voilà quatre ans qu’on est séparé, que l’on se cache, que l’on parle à mi-voix dans les abris, les caves, les réunions dans l’ombre. » Ils entonnent le Chant des Partisans. Sur la scène, le cercueil de Pierre Harmignie est replacé et la procession des acteurs, derrière un ange, redescend vers la salle pendant que la voix caverneuse du prêtre martyr redit à nouveau : « Je sais que mon Rédempteur est vivant et qu’au dernier jour, je me lèverai de la poussière. De nouveau, je serai revêtu de mon corps et de ma chair, et je verrai mon Dieu. Cette espérance est déposée dans mon cœur.
Chez les acteurs amateurs de Trazegnies, le jeu le plus « juste » est celui des nervis rexistes, sans doute parce qu’il n’a qu’à épouser le simplisme de la violence et de la barbarie. Il y a là une sorte de mise en abîme. Une amie me disait au sortir du spectacle qu’il est terrible de voir ces hommes à la croix gammée, installés et paradant sur une scène. Car on sait qu’il s’agit d’une fiction, mais, au théâtre, la réalité des corps efface la distinction entre réalité et fiction. Le poids de la réalité fasciste est si grand qu’il fait apparaître presque comme timide, embarrassé, hésitant le jeu des autres acteurs et, par-delà, la réalité du peuple opprimé qu’ils représentent.
Ce peuple uni est aussi un peuple complexe, avec ses laïques et ses croyants, ses gens de gauche et de droite, ses notables et ses ouvriers, ses hommes et ses femmes, le spirituel le plus lumineux et la matérialité la plus oppressante, l’amour et la haine. Le christianisme d’Harmignie part des visages convenus sinon étriqués du christianisme : soutanes, prières, vie bourgeoise des presbytères, orthodoxie, soumission, notables empressés auprès du clergé, souci du culte et des bâtiments du culte… Puis il marche vers sa face la plus lumineuse : une prière qui fait étrangement penser à l’histoire des trois esprits chez Nietzsche dont l’apothéose, on ne le sait pas assez, c’est que le surhomme est l’enfant, « l’enfant est innocence et oubli, une roue qui roule sur elle-même » écrivait Nietzsche.
Avec Louvet disant, comme en écho, à travers la prière du Doyen de Charleroi: « Seigneur… ma main d’enfant vibre sur le cerceau/qui fait le tour/de votre terre bénie. »
Du communiste de Liège Julien Lahaut (in L’homme qui avait le soleil dans sa poche), au Doyen priant et croyant de Charleroi (en ce spectacle), Louvet a visité les identités humaines les plus étranges et les plus diverses. Des drames épiques - Le Train du Bon Dieu, Le coup de semonce par exemple et les deux pièces que nous venons de dire - aux tragédies plus postmodernes - Un homme de compagnie, L’annonce faite à Benoît, Devant le mur élevé, Ma nuit est plus profonde que la tienne -, il y a là une œuvre qui veut tout interroger.
Quant à la dernière, on peut le dire : une écriture sûre, un jeu authentique, une émotion vraie qui submerge tout et nous voilà débarrassés des bondieuseries que charrient avec elles toutes les sortes d’espérances humaines, athées ou non.
L'un des auteurs, Armand Deltenre, qui, toute son existence, a été bouleversé par la figure du Doyen Harmignie, quoique n'étant pas lui-même croyant, est mort en se rendant à ce spectacle qu'il voyait comme une sorte de couronnement de sa vie de militant de la mémoire et comme militant wallon.