Une réponse flamande au manifeste "Pour en finir avec la bêtise nationaliste"

Toudi mensuel n°11, mai 1998

Chers amis wallons,

Le 6 mars 1998, une « Lettre ouverte », signée par un certain nombre d'intellectuels et d'artistes de Bruxelles, de Wallonie et de Flandre est parue dans Le Soir et dans De Standaard 1. Le débat sur les futures réformes institutionnelles et le développement de l'identité flamande et wallonne y était considéré grosso modo comme superflu, stupide et même dangereux: superflu, parce qu'avec un peu de bonne volonté nous vivrions dans le meilleur pays au monde; stupide, parce qu'il survient de façon un peu archaïque, dans une période d'internationalisation et de mondialisation croissante, en vue de réaliser de nouveaux splitsings et morcellements d'une Belgique déjà si petite; et potentiellement dangereux parce que de telles plaisanteries peuvent bien conduire à de vraies guerres comme en Yougoslavie par exemple.

Bien que cela ne soit pas l'habitude dans notre culture occidentale que l'on invite des adversaires qui vous ont traités de sots et de fauteurs de guerre, nombre d'intellectuels flamands et de militants politiques concernés ont réagi à cette interpellation, de telle manière qu'un débat a eu lieu, mais qui fut plus la juxtaposition de deux monologues qu'une vraie discussion. Le problème n'était pas tellement que les signataires de ce manifeste antinationaliste aient exprimé des opinions différentes de leurs collègues wallons ou flamands autonomistes - il n'y a là rien que de très normal dans une démocratie saine et c'est même réjouissant - mais c'est le niveau regrettablement peu élevé des arguments et des insinuations, les confusions sémantiques et le ton incroyablement « pion » du discours qui rendirent le dialogue impossible et le vidèrent de son sens. Ne doit-on pas lancer un avertissement contre le danger d'un certain nationalisme exclusif et intolérant, dressé tant contre les minorités dans chaque région que contre les voisins du Nord et du Sud, un nationalisme qui ouvre la voie aux progrès des partis d'extrême-droite? Ne doit-on pas montrer que beaucoup de membres de l'intelligentsia, surtout à Bruxelles, coqs en pâte d'un milieu culturel cosmopolite et tolérant, n'en ont vraiment rien à faire de l'identité flamande ou de l'identité wallonne? Ne peut-on espérer qu'une Belgique réformée serait un exemple positif pour le reste du continent et du monde en tant que lieu de rencontre des cultures européennes et des autres cultures? Bruxelles n'est-elle pas à même, avec sa population multiculturelle, de devenir un modèle pour une ville de Jérusalem dangereusement et désespérément divisée ethniquement et religieusement? Ce ne sont pas des questions seulement rhétoriques, chers amis wallons, mais à mon sens, elles viennent un siècle trop tard. Il y a cent ans, le mouvement wallon, mais surtout le mouvement flamand, formulaient des griefs distincts: un peu de bonne volonté, tant de la part des autorités que de la part des deux communautés auraient suffi à faire disparaître rapidement le conflit. Il n'aurait pas pour cela fallu renoncer à l'originalité culturelle des deux régions, mais on n'aurait pas eu le sentiment qu'il fallait deux trois constructions juridiques hors de l'ordinaire puisque l'on se serait accepté et senti en sécurité dans la Nation belge. Justement, cela n'a pas été le cas, et la question n'est pas celle de la responsabilité de cet état de choses, mais de la situation telle qu'elle est aujourd'hui, l'histoire s'est déroulée autrement et nous ne devons pas nous imaginer que nous vivons encore à la Belle Époque.

Prenons l'exemple délicat de l'affaire des facilités. Ici, deux principes se heurtent qui sont chacun respectables, mais qui sont brandis tels des armes au sein d'une bataille. Les Flamands entre autres, en raison de leur position historiquement réellement minoritaire et peut-être aussi en fonction d'un complexe d'infériorité récurrent et déplacé, ont l'habitude de s'adapter à la langue, la culture et les coutumes de la région où ils s'établissent. Ils ne comprennent donc pas pourquoi les Francophones refusent de le faire dans la périphérie bruxelloise et ils craignent, pas tout à fait à tort, qu'il n'y ait derrière tout cela une stratégie à demi consciente d'établir un corridor entre Bruxelles et la Wallonie et de couper ainsi Bruxelles de la Flandre. Il n'est pas étonnant qu'ils en appellent à l'inviolabilité légale et morale du territoire. Les Francophones plaident les droits individuels « de l'homme et du citoyen » et tolèrent mal que les Flamands attendent de ces facilités qu'elles soient en fait une mesure temporaire en vue d'une plus grande intégration à la culture néerlandaise. Ces interprétations contradictoires pèsent assez lourd pour que l'affectivité diminue les capacités d'apprécier le bien-fondé des deux attitudes contradictoires. Je suis convaincu que la solution de ce vieux problème est possible, même sans compromis douloureux, mais cela suppose une plus grande autonomie des deux composantes de l'Etat. Beaucoup de Flamands et je ne pense pas ici aux Belgicistes, mais aux gens qui se disent sans plus flamingants, sont partisans d'une Flandre multiculturelle où il y a place pour les minorités religieuses et culturelles qui prendraient part à la vie publique, mais d'une manière spécifique. Cela ne serait pas seulement un défi et un enrichissement, mais une garantie contre la xénophobie et la repli sur soi. Mais alors on doit traiter honnêtement avec les représentants de ces minorités et cela suppose un minimum de loyauté vis-à-vis de la communauté dans laquelle on vit. Aujourd'hui, nous avons trop souvent l'impression, à travers les discours et le comportement des Wallons et des Francophones, que ces habitants de communes flamandes qui parlent une autre langue se comportent comme les têtes de pont de la Communauté française en territoire ennemi, sans le moindre respect de la souveraineté et de l'intégrité de ce territoire. N'ont-ils pas été instruits par l'expérience (ou par l'histoire de Belgique) de ce que leurs voisins flamands sont désarmés devant un minimum de bonne volonté? On serait étonné de voir à quel point quelques phrases en néerlandais sommaire (chez le boulanger flamand d'un village flamand, ce n'est quand même pas trop demander?) briseraient la glace. Et est-ce que ce n'est pas justement ainsi que cela devrait aller?


  1. 1. [nous la reproduisons au début de ce numéro, note de TOUDI]: Pour en finir avec la bêtise nationaliste