Wallonie, Etat fédéré, M. Rudy Demotte
Parce que le Ministre Président flamand avait parlé de la Flandre comme d'un « Etat fédéré » lors de la fête nationale flamande, Rudy Demotte, le Ministre Président wallon, qui doit s'exprimer en lieu et place de son président de parti rendu silencieux par la nécessité de former un gouvernement fédéral belge, a parlé de cette expression comme d'une « fiction inexistante » ! 1 Et même d'une « interprétation de droit inacceptable ». 2 C'est drôle parce qu'une fiction renvoie à quelque chose d'irréel ou de non-réel. Mais alors la déclaration de Kris Peeters ne devrait plus être mise en cause puisque sa façon de parler d'un Etat fédéré non seulement ne renverrait à rien de réel, mais serait en outre fictive, donc n'aurait jamais existé...
Jean-Marie Klinkenberg, le linguiste liégeois qui péside le Conseil de la langue française et de la politique linguistique pour la Wallonie et la Communauté française propose depuis 1992 que les institutions belges s'expriment autrement. Il n'est pas inutile de rappeler quelques éléments de l'argumentation du Professeur liégeois se plaçant principalement sur le terrain de son expertise, l'usage du français.
Les arguments et propositions de Jean-Marie Klinkenberg dès 1992
Il ne s'agit pas selon lui d'une simple querelle de mots : « C'est entendu, le langage n'est pas la réalité : on ne mange pas le mot pain. Mais le langage donne prise sur la réalité. Ou mieux : assure la maîtrise des réalités. Les gouvernements l'ont souvent compris, qui ont substitué les contributions (supposées raisonnées et volontaires) aux impôts (subits), qui ont remplacé la conscription par le service militaire, ou mieux par le service national, qui ont transformé leur Ministère de la guerre, dont la dénomination avouait trop crûment la fonction en un moins offensif Ministère de la défense (...) On ne dira jamais assez que c'est l'intimidation langagière qui rend complexe la vente par correspondance, qui aboutit à l'endettement des ménages, qui fait de l'administration fiscale un monstre, qui rend nos institutions byzantines.Clarifier les rapports entre gens et institutions, en clarifiant le langage qui sert à les construire me paraît une urgence. Plus important en tout cas que les lamentations sur la qualité de la langue ou de l'orthographe de nos petits écoliers - problème construit s'il en est - et même que les problèmes du choix de la langue dans l'affichage public. C'est qu'un langage clair abat les cloisons. Il suscite le risque de démocratie, car il offre la possibilité d'un contrôle direct sur les choses. La véritable écologie du langage est là : autoriser le traitement direct par le citoyen de tout ce qui le touche. » 3. Et il est vrai aussi, poursuit-il, qu'on use parfois d'un langage qui tend à cache les choses par exemple lorsque l'on parle de « restructuration » pour dire que des gens vont perdre leur emploi. Quant à la question du vocabulaire de la Constitution belge pour désigner nos nstitutions, il en souligne plusieurs défauts : son abstraction (des termes comme « exécutif » ou « assemblée » désignent des choses souvent très différentes), sa polysémie (comme « région » qui peut désigner la « région calcareuse » par exemple ou ce que lui-même considère comme un Etat à savoir la Wallonie), la sujétion (par exemple on parle de « dotations » pour une partie du budget des Etats fédérés). Il en conclut ceci qui mérite d'être relu, encore aujoud'hui, car, malhereusement, ces arguments de Klinkenberg valent toujours dans la mesure où ce qu'il met en cause persiste dans l'être : « Cette terminologie officielle est celle qu'on trouve dans la Constitution belge. Elle témoigne en tout cas de ce que cette Constitution a été rédigée par des personnes qui, de manière consciente ou non, réprouvaient fondamentalement le principe fédéral d'une union volontaire d'entités libres. Ils n'y croyaient pas, et leur excès d'imagination terminologique dénonce bien les contorsions auxquelles ils se sont soumis, d'assez mauvais gré au reste. » 4. Il relevait le caractère vraiment bisaié politiquement de tout ce vocabulaire : « Tout d'abord,ces entités fédérées se voyaient, au moment même où on les créait, refuser tout statut d'Etat. Nulle part ailleurs un Etat fédéré n'est appelé région. Ce mot suggère des limites floues, ce qui est incompatible avec la représentation que l'on se fait aujourd'hui d'un Etat. Bien mieux : on refusait à ces entités d'être authentiquement dirigées : un exécutif est, rappelons-le, autre chose qu'un gouvernement, puisqu'il comprend l'administration. Enfin, la terminologie adoptée, avec ses asymétries, révélait des fantasmes historiques assez louches : pourquoi n'a-t-on pas voulu d'une "Communauté allemande", puisqu'il y avait bien une "Communauté française"? Et si l'on a voulu éviter de renvoyer au non d'un Etat existant, pourquoi n'avoir pas opté pour une "Communauté francophone" à côté d'une "Communauté germanophone"? » 5 Pour lui, ces dérives étaient antidémocratiques : « La terminologie officielle est donc porteuse d'hypothèques pesant gravement sur une prise de conscience des citoyens.Car elle ne leur permet pas de communiquer efficacement entre eux à leur propre sujet. Et surtout, elle creuse le fossé entre eux et l'Etat : comment pourrait-on se sentir proche d'un Ministre-Président-de-l'exécutif-de-la-Communauté-française-de-Belgique? »6 Il faisait enfin des propositions en leur donnant des justifications précises : « Par quoi remplacer la terminologie officielle ? Ce qui précède montre assez dans quelle direction il faut aller : précision, clarté, autonomisation. On ne parlerait ainsi plus de Ministre-Président, mais de Premier ministre. On ne parlerait plus de siège, mais de capitale, plus d'exécutif, mais de gouvernement, plus d'assemblée, mais de Parlement, plus de région mais d'Etat. Et évidemment, on ne parlerait plus de région wallonne, mais simplement de Wallonie. » Et il ajoutait que ces nouvelles dénominations ne demandent pas de modifier la Constitution, car elles relèvent de la responsabilité des gouvernements des Etats fédérés. Il invitait pour terminer à plus de responsabilité démocratique, non seulement de la part des gouvernements mais de la part de toutes les personnes qui communiquent : « Dans leurs communiqués, leurs conférences de presse, les documents qu'ils destinent au grand public, ils doivent cesser de s'adresser à leurs partenaires et aux citoyens dont ils ont la charge dans une terminologie aliénante et de parler d'eux-mêmes dans un langage qui porte la trace du mépris dans lequel ils sont nés. Elle incombe en second lieu aux autres faiseurs d'opinion : journalistes de la presse écrite ou parlée, rédacteurs de brochures, de guides, créateurs de manuels scolaires. » 7
L'évolution depuis
Il est à noter que certains journaux comme Le Soir se crurent autorisés, quand le gouvernement de Spitaels (1992-1994), se mit à parler de « Parlement » wallon , qu'il s'agisait là d'un « Parlement autoproclamé », chose parfaitement indélicate au moment où elle était écrite puisque c'était ainsi que s'exprimait la presse internationale notamment à propos du « Parlement des Serbes de Bosnie » organisme non élu et absolument pas démocratique. Il y a tout de même des choses que l'on peut durement reprocher à un journal comme Le Soir, dans la mesure où, même s'il était hostile au développement du fédéralisme, il aurait pu avoir un peu plus de respect de ses lecteurs et de la démocratie 8. Les suggestions de JM Klinkenberg ont donc été retenues pour du moins le gouvernement et le parlement. Récemment, on le sait Rudy Demotte a décidé que le mot « Wallonie » serait désormais utilisé en lieu et place des mots « Région wallonne ». Le bruit court que le travail de réflexion qu'il demandait à ce propos aurait été saboté par l'Institut Emile Vandervelde. La suggestion de Klinkenberg d'appeler le Ministre-président wallon le « Premier ministre » n'a pas non plus été retenue. Et, comme on le sait, Rudy Demotte s'est indigné très exagérément que Kris Peeters parle de l'Etat fédéré de Flandre lors de la fête nationale flamande le 11 juillet dernier. Le même Kris Peeters revint cependant à la charge dans La Libre Belgique lors d'une interview réalisée par Christian Laporte, le 17. Il est intéressant de relire quelques extraits de ce dialogue (nous soulignons à chaque fois la mention d'Etat fédéré ou d'instances fédérées, chez l'intervieweur et l'interviewé) : « [Question] Venons-en à l'institutionnel... Vous prônez une Charte flamande. C'est "le " moment idéal ? Celle initiée il n'y a guère par Norbert De Batselier en resta à l'effet d'annonce... [Réponse] Avec le Parlement, je veux aboutir à un texte qui déclare de manière claire quece que la Flandre symbolise aujourd'hui et demain. A la fois comme Etat fédéré du Royaume de Belgique et comme région de l'union européenne. Cette Charte est une autre manière de profiler la Flandre et de la rendre reconnaissable en tant qu'Etat fédéré chaleureux, solidaire, accueillant et démocratique. Une Flandre où toutes celles et ceux qui vivent, travaillent et résident, connaissent leurs droits et obligations. [Question] Vous plaidez clairement pour un déplacement du centre de gravité, du fédéral vers les instances fédérées... [Réponse] Bien que chaque Etat fédéral ait ses caractéristiques spécifiques, la compétence institutionnelle des Etats fédérés dans les Etats fédéraux constitue un principe constitutionnel important. En 1993, on a inscrit dans la Constitution que la Belgique est un Etat fédéral. Pourtant l'autonomie constitutive reste très limitée. Aujourd'hui, les matières institutionnelles les plus importantes relatives aux Etats fédérés sont réglées par les lois fédérales. C'est un anachronisme. Or les négociations gouvernementales fédérales offrent une opportunité à saisir absolument pour élargir les compétences. » 9. L'accent est mis quatre fois en 200 mots sur l'expression « Etat fédéré » mais l'intervieweur se cantonne à l'expression « instances fédérées ».
L'avis des politologues wallons Jean Baufays et Geoffroy Matagne
Notons que des politologues wallons donnent raison sur ce point (et aussi sur le vocabulaire), à Kris Peeters. Ainsi Jean Baufays et Geoffroy Matagne écrivent : « L'autonomie est généralement reconnue comme une des conditions-clés du fédéralisme.Ce concept signifie que chaque composante, l'État fédéral d'une part, chacun des États fédérés de l'autre, est autonome dans sa sphère de compétences. Cette autonomie vise un ensemble de matières attribuées les unes à l'État fédéral, les autres aux États fédérés. Les matières fédérées sont en général identiques pour chaque État fédéré. L'exercice de ces compétences exige une capacité normative et financière suffisante pour gérer pleinement les compétences. Une matière fédérée est donc traitée différemment par chaque État fédéré tant sur le plan normatif que budgétaire. Chaque entité peut donc mettre en œuvre ses compétences selon la volonté politique particulière qui s'y est dégagée. Ceci inclut l'autonomie constitutive, soit la faculté pour chaque État fédéré de se doter de sa propre constitution, dans le respect des règles générales de la Fédération. » 10. Notons en passant que les deux politologues wallons donnent une explication du fameux principe de l' « équipollence des normes » [le fait qu'une loi votée par le Parlement fédéréal a exactement la même force juridique qu'une loi votée par les Parlements fédérés], qui n'est que rarement donnée par les juristes francophones d'esprit unitariste (et peu aussi par les médias) : « Par ailleurs, il y a parfois équipollence (égalité) des normes fédérales et fédérées. Dans un système caractérisé par un faible nombre d'entités ou de communautés, comme en Belgique par exemple, l'égalité des normes répond notamment à la volonté d'éviter qu'un groupe majoritaire au niveau fédéral n'empiète sur les compétences fédérées, au détriment de certaines entités minorisées au niveau fédéral. » 11 Il est intéressant ici de souligner que les politologues, du moins, rejoignent les historiens qui savent que, depuis Jules Destrée, l'un des moteurs les plus puissants de la revendication fédéraliste wallonne, c'est le fait que les Wallons ont toujours été minoritaires dans l'Etat belge. Ce qui a pu signifier parfois qu'ils étaient même quasiment exclus de la direction de cet Etat. Ainsi, le 3 mai 1918 un fonctionnaire anonyme rédigea ce rapport qui fut lu par le gouvernement et le roi après avoir transité par l'ambassade belge à La Haye : « Par le jeu de notre politique intérieure, la direction des affaires du pays appartient à un parti qui s'appuie principalement sur les régions flamandes et agricoles de la Belgique, alors qu'elle échappe entièrement aux régions industrielles wallonnes du pays. C'est là une situation qui n'est pas normale, qui procède d'une application défectueuse du régime parlementaire (...) qui était déjà visible avant-guerre et qui va empirer. La différence entre la question flamande et la question wallonne, c'est que les Flamands poursuivent l'accomplissement graduel d'un idéal d'ordre intellectuel et moral, tandis que les Wallons exigent l'abolition immédiate d'un état de choses qu'ils regardent comme abusif et vexatoire. » 12
Les réticences du journal Le Soir
Le 15 juillet dernier, Kris Peeters signait dans Le Soir et L'Avenir une carte blanche intitulée Une Charte pour la Flandre dont Philippe Leruth se demandait si le mot « charte » n'était pas là pour rassurer « les francophones », au lieu de « constitution ». Pauvres francophones qui doivent sans cesse être rassurés sur les limites que la Flandre ne dépassera pas en matière d'autonomie ! Mais surtout pauvres Wallons à qui les médias feraient bien de redire que, historiquement et comme l'indique un livre comme celui de Michel Quévit, c'est la Wallonie qui a avantage à revendiquer et obtenir le plus d'autonomie possible 13. Après tout, Jean Baufays et Geoffroy Matagne le rappellent ci-dessus, on vient de les citer. Encore que les réticences du journal wallon sont moindres que la véritable angoisse teintée d'une résignation que nous dirions regrettable manifestées par David Coppi dans Le Soir qui écrit ceci : « Le contenu est connu, oserait-on dire : la Flandre est en marche vers (au bas mot) plus d'autonomie, et l'opus préconstitutionnel de son chef de gouvernement marquera une étape. On aurait tort de s'alerter ou de s'indigner. Un peu fatalistes, disons que c'est la vie. Petit sujet de réflexion quand même : l'emploi, par Kris Peeters, du terme « Etat fédéré » pour désigner sa Flandre, alors qu'il était plutôt convenu jusqu'à présent de voir dans les Régions et Communauté des « entités fédérées » au sein de la Belgique fédérale. On voit le glissement : bientôt l'« Etat fédéré » dans une Belgique devenue confédérale... Nous n'en sommes pas là. Du reste, Peeters est coutumier de ces percées idéologico-langagières : la « révolution copernicienne » pour la Belgique, c'était lui déjà. On était prévenus. Non, ce qui inquiète davantage, c'est le contexte. D'une part, il y a le combat pour le leadership au CD&V, dont témoigne cette initiative du présumé « homme fort » parmi des chrétiens-démocrates en quête d'un nouveau leadership après celui, auto-destructeur, d'Yves Leterme. En même temps, nous assistons à la valse-hésitation d'un parti tenté de se refaire en se repositionnant très « flamando-flamand », croyant (sans être sûr de son fait) pouvoir prendre ainsi sa revanche sur une N-VA qui lui a ravi la vedette. Et alors?Tout ce petit jeu aurait une importance relative si n'étaient par ailleurs les (tentatives de) négociations Nord-Sud pour la formation d'un gouvernement fédéral. Dures et délicates. Et qui le deviendront plus encore, vu l'agitation et les parasitages qui les entourent. » 14
Mais y a-t-il vraiment péril en la demeure si Kris Peeters (qui, d'ailleurs, à notre avis, n'agit pas en son nom propre, mais aussi au nom de tout le gouvernement flamand qui, rappelons-le aussi est une coalition regroupant NVA, CD&V et SPA, soit une large majorité flamande...), parle d'Etat fédéré ? Est-il même si sûr que cela que les juristes belges francophones seraient si opposés à l'usage des mots « Etat fédéré ». On souhaiterait qu'ils ne le soient pas trop étant donné que nous sommes tout de même depuis quarante ans ou trente ans dans un Etat fédéral. Et que l'existence d'Etats fédérés dans cet ensemble n'a pas de quoi bouleverser. Tentons cependant de lire et d'écouter l'un d'entre eux Charles-Etienne Lagasse.
L'avis de Charles-Etienne Lagasse
Dans Les nouvelles institutions politiques de la Belgique et de l'Europe Erasme, Bruxelles, 2003 , à la page 28 (nous soulignons les passages importants), Charles-Etienne Lagasse écrit: « Le fédéralisme est l'organisation étatique qui accorde à ses composantes une très large autonomie. Que ces États procèdent d'un regroupement d'entités préalablement existantes ou, en revanche, d'une décentralisation l'on y retrouve chaque fois les deux principes constitutifs: le principe d'autonomie, qui détermine la part de souveraineté reconnue aux États fédérés, dotés d'organes exerçant les fonctions législative, exécutive, et parfois judiciaire: et le principe de participation, qui fonde les modalités de la représentation des différentes composantes dans l'exercice du pouvoir fédéral. » Pourtant il n'utilise plus beaucoup le terme d'Etat quand il parle des entités fédérées belgesdans la suite du livre.
La revue TOUDI l'a d'ailleurs rencontré et il est intéressant de relire la manière dont il répond aux questions au fond inspiréee par les propositions de Jean-Marie Klinkenberg (même si les questions ne firent pas référence à la position du Président du Conseil de la langue française). Plutôt que de continuer à lire le livre tout à fait important de CE Lagasse, écoutons la façon dont il répond à certaines questions de ceux qui l'ont lu.
Réactions de Charles-E Lagasse et Jean-M Dehousse à des questions sur ces sujets
En mai 2004 pour le numéro spécial de TOUDI intitulé Wallonie, état des lieux, la rédaction de la revue a longuement interrogé ces deux spécialistes du droit constitutipnnel belge que sont Jean-Maurice Dehousse et Charles-Etienne Lagasse (à la fois comme juristes et praticiens). Comme on va le voir, même s'il n'a jamais été fait état de l'article de Jean-Marie Klinkenberg dans cette interview, les questions posées aux deux spécialistes émanaient de préoccupations liées à la question de la clarté institutionnelle ou linguistique. Il est intéressant de voir que si la notion d'Etat ne fait pas trop peur, des réticences s'expriment quant à l'intérêt d'être clair pour le citoyen. Ajoutons à ceci que les textes que l'on va lire ont été relus par les deux intéressés et qu'il a été établi à la fois par la revue et eux-mêmes.
Premier extrait
(Les questions sont en caractères gras)
Nous avons affirmé un jour que la Wallonie était au monde l'État fédéré dans le monde qui était le plus souverain. Il nous a semblé que vous n'aimiez pas cette formule. Mais on voulait dire par là que c'est l'État fédéré qui a le plus de marge de manoeuvre politique...
Charles-Étienne LAGASSE : Je pense que les États-régions en Belgique ont une autonomie unique au monde, plus développée que tout ce que l'on trouve à l'étranger et je n'ai toujours pas trouvé de contre-exemples. En revanche, ce qui m'a gêné dans une interview au « Soir » en 2003, c'est que vous m'attribuiez le propos « mais elle est unijambiste » phrase que je n 'ai jamais prononcée.
Comment se fait-il qu'on ne le sache pas alors ? C'est étonnant parce que l'on lit dans les journaux que la Catalogne est fortement autonome, la référence que la presse francophone, dans notre pays et ailleurs, a pris, c'étaient les Länders allemands qui cependant n'ont pas la même marge de manoeuvre politique et je ne suis pas sûr que le Pays Basque lui-même ne soit pas à certains égards en retrait par rapport à notre autonomie.
C.E. Lagasse : Cela c'est le problème de celui qui fait la comparaison avec la Catalogne, mais dans le monde entier, je peux vous dire que l'on commence à connaître le système belge, et parmi celui-ci la capacité autonome de la Wallonie. Ce n'est pas pour rien que l'on vient sans arrêt frapper à notre porte pour avoir des traités avec nous. On doit même refuser à des États la signature de tels traités et nos ministres doivent même résister à cette tendance de vouloir signer des traités avec la Wallonie et la Communauté française. On peut ajouter à cela le fait que des ministres des gouvernements wallons, bruxellois, flamands, de la Communauté siègent au Conseil des Ministres européen. Cela a choqué au départ beaucoup de pays étrangers, mais ils ont fini par s'y habituer. Donc cela se sait et cela a frappé beaucoup d'esprits. Bien sûr il faut voir à quel niveau, ce n'est pas le chauffeur de taxi de Manille qui le sait mais dans le monde politique, administratif, diplomatique, c'est quelque chose qui se sait.
Vous dites qu'il y a des tas d'États qui veulent signer des traités avec nous ?
C.E. Lagasse : Pour des raisons qui tiennent à eux. Les pays d'Europe centrale et orientale, adhérents ou candidats à l'Union européenne, tentent de mettre un pied dans la place, ils veulent officialiser leurs rapports avec nous. Et je pense que la plupart d'entre eux savent qu'en officialisant leurs rapports avec la Wallonie et la Communauté française, il sont plus proches de Bruxelles. Si ce sont des pays d'Amérique Latine ou d'Afrique, c'est plutôt pour des raisons de coopération au développement. Dont la compétence va échoir également à la Wallonie et à la Communauté. [Note du 19/7/2010 : cette anticipation ne s'est toujours pas concrétisée.]
Nous avions envie de passer le relais à Jean-Maurice Dehousse à qui nous voudrions poser la question de savoir si, en admettant que ce soit normal que le taxi de Manille ne comprenne pas notre système institutionnel, il est quand même problématique que le taxi de Liège, lui n'en ait pas l'idée.
Jean-Maurice Dehousse : Le taximan ne connaît pas non plus la manière dont fonctionne une députation permanente dont le principe a été inscrit dans la Constitution belge de 1831. Il ne le sait pas et pourtant, il a eu le temps de l'apprendre. De plus, des réalités comme la Wallonie et la Communauté française sont des réalités récentes et, par-dessus le marché, évolutives. La Wallonie a été conçue pour être une réalité évolutive, cela se marque par la différence entre l'ancien 107 quater et l'ancien 59 bis . Non seulement elles ont été conçues comme évolutives, mais en réalité aussi, elles n'ont pas cessé d'évoluer depuis leur création. De sorte qu'il y a une difficulté d'en appréhender le sens. La deuxième chose que je dirais, c'est que les États sont grandement faits sur le même modèle. Il y a des variantes. Les États fédéraux sont tous des États différents, on le voit déjà par le vocabulaire désignant les entités fédérées : États (aux USA), Régions (en Belgique), Cantons (en Suisse) , Provinces (au Canada) , Länder (en Allemagne)... Tout cela pour caractériser des collectivités territoriales de droit public qui sont immédiatement au-dessous de l'État et qui ont toutes des ressemblances dans la mesure où elles remplacent l'État dans certains domaines, mais qui ont toutes des pouvoirs très différents. Le fédéralisme est chaque fois une réalité différente.
Quand vous dites « au-dessous » de l'État, est-ce la juste manière de parler ?
Jean-Maurice Dehousse : La capacité des relations internationales des États-régions belges est une rareté qu'on trouve surtout du côté des confédérations et pas du côté des États fédéraux. Beaucoup de « collectivités territoriales » se sont développées à l'intérieur de l'État. Donc, par rapport au monde extérieur, ils sont visuellement au-dessous de l'État.
Sans vouloir vous opposer, C.E. Lagasse situe cependant les États-régions comme des « organes supérieurs de l'État ».
C.E. Lagasse : Il y a deux choses qu'on peut mettre l'une à côté de l'autre. Dans la dévolution des pouvoirs, les Communautés et les Régions ont des compétences de même niveau que l'autorité fédérale. La loi de l'État belge n'est pas au-dessus du décret ou de l'ordonnance, mais il reste que les entités fédérées sont des composantes de l'État belge. Et deuxièmement c'est l'État belge qui a déterminé le fonctionnement des entités fédérées. Donc, ce n'est pas contradictoire avec ce que dit J.M. Dehousse. C'est en cela que la Belgique est unique parce que le niveau des compétences juridiques des entités fédérées est le même que celui de l'État fédéral
Comment les juristes ne trouvent-ils pas un mot pour dire cela ?
C.E. Lagasse : Si : « équipollence »...
Il semble qu'un mot qui devrait être plutôt employé, ou une expression, ce serait de dire que l'État wallon est un État semi-indépendant
J.M. Dehousse : Dans les sciences exactes, le vocabulaire est fixé, quelle que soit la science : on a des définitions claires. Dans le domaine des sciences sociales, le Parlement par exemple, est une chose ici, une autre chose, là, ce n'est pas exactement la même chose en France et en Grande-Bretagne. Il y a une grande variété. Donc la discussion est très difficile et les juristes se battent pour expliquer les choses mais tout cela n'est pas toujours très clair.
Que penser de l'expression « semi-indépendante » ?
J.M.Dehousse : D'abord, je crois qu'il n'y a pas beaucoup d'États indépendants au XXIe siècle. Prenons par exemple le problème du climat. Y a-t-il un seul État indépendant des autres dans cette question ? 15
Deuxième extrait
Quand on est devant le Grognon à Namur en 1975, il n'y a rien politiquement, et aujourd'hui, il y a quelque chose de politique c'est important. Et les Namurois n'aiment pas cela, parfois, car cela appartient à leurs yeux à Namur, et pas à la Wallonie, Ce qui est curieux. Il est possible d'expliquer à un ministre québécois l'étendue des pouvoirs de la Wallonie, mais on en revient au fait qu'il faut quand même l'expliquer aussi aux citoyens. Il y aura un jour peut-être des mots plus forts à utiliser. M.Lagasse utilise le mot « État » par exemple...
C.E.Lagasse : ... des « compétences d'État ». Les compétences que l'État a données aux Régions en s'en privant lui-même, et ce n'est pas subordonné.
Ce qui laisse sur sa faim, c'est que l'on manque d'un mot qui puisse être utilisé pour les opinions publiques. Le bourgmestre qui ne représente plus le roi (ou plus seulement), mais aussi le Gouvernement wallon, on a remarqué dans certains auditoires à quel point cela frappait les esprits.
C.E.Lagasse : Le gouverneur aussi. On a choqué au départ quand on l'a expliqué aux Gouverneurs : qu'ils représentent à la fois l'État fédéral mais aussi les Communautés et les Régions. Les ambassadeurs ont aussi été interloqués quand on leur a dit qu'ils travaillaient aussi pour le Gouvernement wallon.
J.M Dehousse - Maintenant, les Gouverneurs sont nommés par la région Wallonne
Il y a des ambassadeurs flamands et wallons ?
C.E.Lagasse : Il y a des délégués dans le monde qui ont un statut diplomatique. Mais il n'est pas exclu que d'ici quelques années les Communautés et Régions demandent de participer à la nomination des ambassadeurs, d'autant plus que ces ambassadeurs travaillent pour eux.
Conclusions
Il y a un un vieux truc réactionnaire, que Klinkenberg évoque indirectement ou implicitement dans son texte de 1992. Si vous ne pouvez pas empêcher qu'une réforme se produise, veillez à ce que la manière d'en formuler le contenu fasse plutôt songer à ce qui existait avant : mettez, autrement dit, le vin nouveau dans de vieilles outres qui auront tôt fait de corrompre la jeunesse du vin.
Si la « fiction inexistante » de Kris Peeters existe bel et bien, si, en plus, elle a du sens, il faut ajouter que cette manière de s'exprimer aurait le mérite d'un peu plus de vérité que le vocabulaire actuel. Sans cesse on est abordé par des Wallons qui demandent si la Belgique va survivre comme Etat. Mais la question est mal posée. Car, la Wallonie est bel et bien un Etat aussi et cet Etat risque, au bout de la législature qui commence, d'acquérir un nombre de compétences si élevé qu'il aura quasiment pris la place de l'Etat belge qui sera lui, bel et bien devenu, si pas une fiction, en tout cas moins que l'Etat irremplaçable qu'on s'imagine.
Alors qu'il est déjà remplacé.
Pourquoi, de fait, ne pas dire que Wallonie, Flandre et Bruxelles sont des « Etats » ? Cela aurait le grand mérite de clarifier les choses aux yeux des citoyens moyens dans les rangs desquels on se place. Mais quand on fait observer la chose à certains juristes, ils prétendent que les « gens » ne s'intéressent pas à ces choses. Curieux pour des juristes d'oublier que la dernière instance juridique en démocratie, c'est le peuple souverain. Qui a le droit de savoir et à qui on doit donner les moyens de comprendre...
La tactique que nous avons appelée « réactionnaire » garde en tout cas toute son efficience. Nous rappelions tantôt les réserves de David Coppi. Mais il est intéressant aussi d'observer que la page Wallonie de Wikipédia a souffert énormément des réticences langagières (pour s'exprimer comme D.Coppi), des rédacteurs de la Constitution au moins avant 1992, mais encore après. On en aura une preuve en lisant (si on en la patience mais c'est assez significatif), les discussions sur la définition politique ou institutionnelle de la Wallonie. Comme on le verra sur cette page de discussion archivée 17, un des Administrateurs bruxellois de Wikipédia a réussi à faire passer l'expression Etat fédéré pour un point de vue militant !
En réalité, on peut comprendre que cette personne était aussi, comme la plupart des gens qui s'opposent à ces changements de vocabulaire, un militant unitariste qui ne veut pas que le simple fédéralisme développe toutes ses potentialités. Ou bien ressemblant à ceux des dirigeants politiques acquis aux transformations institutionnelles, mais ne désirant faire peur à leur électorat unitariste. Comme si les citoyens wallons qui veulent soutenir et participer à la construction de la Wallonie ne devaient pas être pris en compte également. De ce côté, ce n'est pas la peur qui menace, mais la lassitude de voir que l'on avance si peu depuis qu'André Renard décrivait le Mouvement populaire wallon comme l'avant-garde d'un peuple sacrifié. Ou encore déclarait au journal anglais The Times au lendemain du sac de la gare des Guillemins et des sept heures de combats urbains à Liège qui firent 75 blessés et deux morts, le 6 janvier 1961, qu'il était : « For a Walloon Wallonia: against the Loi Unique: against the misery in the Borinage against the oppression of unitary government: against the Flemish Government: against the murderers of the Walloon people." 18.- 1. Notamment dans La Libre Belgique du 16 juillet...
- 2. Le Soir du 16 juillet
- 3. Citoyenneté des mots pour la dire
- 4. Citoyenneté des mots pour la dire
- 5. Citoyenneté des mots pour la dire
- 6. Citoyenneté des mots pour la dire
- 7. Citoyenneté des mots pour la dire
- 8. Voir CHAPITRE II: La Wallonie absente ou niée
- 9. La Libre Belgique des 17 et 18 juillet 2010
- 10. Dictionnaire de théorie politique Site consulté le 19 juillet 2010
- 11. Jean Baufays et Geoffroy Matagne Dictionnaire de théorie politique, ibidem.
- 12. Wallons /Flamands: le mot qui renvoie lui-même à l'ouvrage capital La Wallonie et la Première Guerre mondiale, perspectives historiques récentes (I Paul Delforge)
- 13. Critique : Flandre-Wallonie. Quelle solidarité ? Michel Quévit (Couleurs livres)
- 14. David Coppi, Kris Peeters n'aide pas, dans Le Soir du 16 juillet 2010 (éditorial). C'est Le Soir qui souligne.
- 15. Conversation avec Jean-Maurice Dehousse et Charles-Étienne Lagasse [les institutions de l'Etat belge] in Toudi n° 63-64, mai 2004
- 16. Conversation avec Jean-Maurice Dehousse et Charles-Étienne Lagasse [les institutions de l'Etat belge] in Toudi n° 63-64, mai 2004
- 17. Archives d'une page de discussion sur Wikipédia
- 18. « Pour une Wallonie wallonne, contre la Loi unique, contre la misère au Borinage, l'oppression du gouvernement unitariste, contre le gouvernement flamand et contre les assassins du peuple wallon. » in The Times, 10 janvier 1961.