Wallonie, Identité, Culture (Jean Pirotte à "La Wallonie par choix, non par défaut!")
La lente agonie de l'État belge n'est sans doute pas encore entrée dans sa phase terminale. Quant à l'éclosion épanouie de la Wallonie au milieu des soubresauts économiques et politiques, elle n'est pas encore prête d'arriver à terme. Pour nous qui faisons le choix de la Wallonie, deux choses semblent certaines dans un avenir immédiat
- 1. Les évolutions en cours donneront aux entités fédérées de Belgique et, par conséquent à la Wallonie, davantage de prérogatives, de compétences et de moyens.
- 2. Ces moyens nouveaux, aussi importants soient-ils, suffiront difficilement à l'ampleur de la tâche énorme, mais enthousiasmante : faire émerger la Wallonie en contexte difficile.
Dans ces conditions incertaines, quel langage faut-il tenir sur la culture ? Suggérons deux principes d'abord, avant de déterminer les urgences du chantier culturel wallon.
A. Deux principes
1. Mobiliser les ressources culturelles. Cette mobilisation est capitale pour un renouveau de la société wallonne.
2. Se profiler une image. Il importe pour la Wallonie de se profiler une image dynamique, ouverte, à la fois citoyenne et solidaire, en rappelant la définition que donnait en 1983 notre premier Manifeste pour la culture wallonne : « Sont de Wallonie sans réserve tous ceux qui vivent, travaillent dans l'espace wallon ».
La culture dont il est ici question dépasse le concept élitiste entretenu dans la société bourgeoise d'hier, concept centré sur la jouissance des grandes œuvres de l'art et de l'esprit et sur la transmission d'un type de connaissances fournissant les codes de l'ascenseur social. Tout autant que les fleurons de la créativité d'hier et d'aujourd'hui, le domaine culturel englobe toutes les adaptations des groupes humains aux conditions physiques, les réponses apportées par ces groupes à leurs problèmes quotidiens, afin de se créer un demain. La culture est lutte, conquête sur l'âpreté du milieu physique, mais aussi conquête des sociétés sur leurs propres inerties et mécanismes d'asservissement. La culture doit s'entendre en termes de projet, pour une société riche de son histoire, mais aussi soucieuse de se projeter dans un avenir. Nous touchons ici tous les environnements humains y compris la culture matérielle. On perçoit le lien fort avec l'organisation de la société.
Les économistes ont mis en évidence le rapport entre le développement et les facteurs culturels et mentaux. Les régions ayant le plus développé leur conscience d'être ont connu un épanouissement de leur économie. Les Wallons, souvent ignorants de leur passé et des potentialités créatrices de leur région, peuvent-ils en donner une image positive et attractive ?
L'image de la Wallonie est encore indécise. Des écrans nombreux subsistent. La fascination stérilisante de l'État belge d'hier, quoiqu'en chute nette ces derniers temps, occupe toujours une grande place dans les esprits. Par ailleurs, la Communauté française de Belgique et son cheval de bataille, l'idéologie de la « belgitude », représentation fourre-tout et narcissique, brouillent sans cesse l'image de la Wallonie en accaparant l'essentiel du culturel et du symbolique.
Enfin, dans le regard qu'il porte sur lui-même, le Wallon a trop facilement intégré des appréciations culpabilisantes sur un manque de dynamisme et une inaptitude à se gouverner. L'état d'humiliation ne peut devenir comme une seconde nature. De telles appréciations sont historiquement injustes : elles ne tiennent pas compte des problèmes épineux rencontrés par la reconversion et gomment le siècle et demi d'essor industriel au cours duquel la Wallonie a fait la prospérité de la Belgique. La situation que la Wallonie a héritée après ses heures de gloire ne peut être réglée en deux coups de cuillère à pot. Recréer une image dynamique, en mettant fin à une culture du déclin, va de pair avec une reprise économique et un renouveau social. Le renouveau wallon passe par une libération de notre manière de penser. Nous sommes bien ici dans un combat culturel.1
Il nous faut donc travailler le mental des Wallons, les aider à prendre conscience d'eux-mêmes, à se forger une image volontariste : c'est la Wallonie par choix. Cette culture wallonne à promouvoir n'est pas une fin en soi, une émanation sacralisée d'un quelconque destin intemporel. Cette culture n'est qu'un élément d'un « vivre ensemble démocratique et solidaire sur un espace commun ».
L'image dynamique à façonner de la Wallonie est une image ouverte, qui rejette la tentation d'un nationalisme toujours abject. Pour faire front face à des nationalismes qui chercheraient à nous nier, nous devons élaborer le projet d'une Wallonie citoyenne, en refusant d'entrer dans les voies mimétiques d'un nationalisme répugnant. Victimes nous-mêmes de l'épuration culturelle à l'époque du « Walen buiten », nous n'entrerons pas dans le jeu de l'érection d'une citadelle nationaliste fondée sur des identités intangibles, sacralisées et négatrices de l'autre.
B. Les urgences du chantier culturel
Comment délimiter le périmètre du vaste chantier culturel qui va s'ouvrir pour les Wallons ? Comment montrer aux décideurs politiques, sociaux et économiques que ce chantier est capital pour l'avenir wallon ? Nous devrons cibler avec discernement les priorités, sans gaspillage des deniers publics, qui seront aussi rares demains qu'aujourd'hui. Je trace ici les cinq grandes avenues de l'urgence dans le chantier culturel wallon.
1. Axer sur les régions. La nouvelle architecture d'un État belge délesté doit être axée sur les régions et non sur les communautés. La partition entre deux grandes communautés linguistiques ne peut être que destructrice, puisque centrée sur des identités culturelles qui finissent par s'affronter dans le repli identitaire ou l'exaspération nationaliste.
Dans l'intérêt et des Bruxellois et des Wallons, Bruxelles doit être reconnue dans son intégrité comme entité fédérée à part entière. Conforter Bruxelles comme région autonome est la condition même d'un partenariat équilibré avec la Wallonie. Une autonomie analogue doit être accordée aux Germanophones, si tel est leur choix.
Mettre l'accent sur les régions implique que la gestion de leurs ressources culturelles leur soit attribuée. Accaparées administrativement par la Communauté française et masquées symboliquement par l'idéologie de la « belgitude », les compétences culturelles doivent au plus vite entreprendre leur migration vers les Régions. Ces compétences sont indispensables pour un épanouissement plénier tant de la Wallonie que de Bruxelles.
2. Construire une image dynamique de la Wallonie. Il importe au plus vite de profiler une image forte de la Wallonie, qui donne confiance aux citoyens, qui rende aux Wallons la fierté d'être eux-mêmes. Les compétences dans le domaine de l'enseignement nous font encore défaut pour mettre en œuvre tous les ressorts symboliques du passé et du présent. Toutefois, des compétences actuelles dans le domaine du patrimoine et du tourisme peuvent être utilisées à bon escient pour donner de la Wallonie une image valorisante de l'intérieur et attractive de l'extérieur : le patrimoine de la Wallonie, ses richesses paysagères, la créativité artistique, technique et sociale des Wallons dans le passé et le présent sont des armes non négligeables pour briser l'enfermement culpabilisant.
Deux éléments de l'actualité immédiate peuvent être mis à profit : d'une part, les crises à répétition de l'État belge ont fait prendre conscience à de nombreux Wallons de la nécessité d'émerger ; d'autre part, de légers frémissements de l'économie wallonne semblent faire souffler un vent d'espoir, propice pour remodeler une image plus dynamique et optimiste.
3. Investir dans la connaissance et les talents. Investir dans la connaissance, nous semblerait une utopie tant que la Wallonie ne détient pas de compétences réelles en ce domaine. Pourtant, nous devrions de façon urgente investir au maximum dans l'enseignement, du maternel au fondamental, du général au technique et au professionnel, mais aussi dans la recherche.
Aussi longtemps que le rapatriement des compétences ne sera pas acquis à la Wallonie, nous serons contraints d'utiliser notre imagination et de trouver des voies de traverse pour atteindre par la marge le domaine de l'enseignement. On a pu ainsi donner d'utiles coups de pouce à l'apprentissage des langues. En poursuivant l'effort, nous devons tenter de circonvenir le domaine de l'enseignement en portant un intérêt accru à tous les secteurs de la connaissance, tant pour améliorer le niveau général dès le plus jeune âge que pour encourager l'excellence. L'importance croissante de l'immatériel pour l'économie ne peut être ignorée. Après le tassement de son industrie lourde, la Wallonie doit chercher les voies de son demain en promouvant avec force la qualification technique, scientifique et intellectuelle des jeunes. Il nous faut retrouver la joie des découvreurs.
4. Réinvestir les médias. Les évolutions historiques ont fait qu'à l'heure présente les grands médias qui font l'opinion ne sont guère pensés en Wallonie. La Wallonie n'est plus comprise des grands décideurs médiatiques, ni dans ses réalités profondes, ni dans ses aspirations. L'idéologie de la « belgitude » fait un écran opaque entre les lecteurs wallons et les réalités qu'ils vivent. Or, les médias, écrits, parlés, audiovisuels sont aussi financés par les Wallons et nous payons cher, au mieux pour être ignorés, au pire pour être dénigrés. Cette aliénation est grave : nous voyons le monde par des yeux qui ne nous comprennent plus.
Notre droit à l'expression publique ne peut être confisqué par le conformisme de la belgitude. Il nous faut convaincre les décideurs sociaux, économiques, culturels et politique que la construction de la Wallonie en vaut la peine ; pour cela, nous devons pouvoir compter sur des médias qui nous comprennent. Il nous faut forcer les médias écrits audiovisuels, à prendre au sérieux la Wallonie, non seulement par notre insistance obstinée, mais surtout par la qualité de notre réflexion. N'hésitons pas à redire à cette partie des gens de plume et de parole qui, du haut de leur balcon, ont distillé des propos diffamants sur cette communauté humaine qui pourtant les porte et les fait vivre, que la Wallonie a besoin de leur solidarité et de leurs talents.
5. Construire une culture politique et citoyenne. Loin de n'être qu'un divertissement de mandarins, la culture touche aussi la compréhension de l'espace public. Comment inciter les Wallons à se réapproprier l'espace public actuellement brouillé par un désintérêt simpliste pour le politique, voire un mépris, accru par les incohérences de l'État fédéral ?
De plus, la particratie et la présidentocratie ont souvent stérilisé les débats. Nos élus eux-mêmes ont rarement osé une parole libre dans le passé récent ; endossant le prêt-à-penser présidentiel, ils ont fini par ne plus guère avoir de pensée libre. En ces temps cruciaux, la faiblesse des débats au Parlement wallon est tristement révélatrice.
Avec nos élus à tous les niveaux, osons une culture du débat en secouant ce joug infantilisant afin de redonner un sens à la Wallonie qui a perdu ses repères. Pour recréer un espace public citoyen, une res publica démocratique et solidaire, il nous faut libérer la parole et la pensée, briser les tabous du conformisme, mais aussi rejeter les slogans populistes, en bref, restaurer notre dignité de citoyennes et de citoyens. Ce combat est aussi un combat culturel.
L' « après-Belgique », nul n'en connaît ni le jour ni l'heure, mais elle nous prendra à coup sûr au dépourvu si les présidents de partis empêchent nos élus de sortir la tête du sable : tantôt en dépoussiérant des slogans dépassés, fantômes de la Belgique unitaire ; tantôt en agitant la menace d'un « Plan B » sans consistance ; tantôt en subordonnant les intérêts wallons à une chimérique unité d'action avec des collègues du Nord.
Conclusion
Pour conclure, je rappelle l'urgence, en ces temps où la Wallonie est confrontée à de nouveaux défis, de retrouver une entente dans l'action. Ne serait-il pas opportun, aussi longtemps que les Wallons n'auront pas une image d'eux-mêmes plus épanouie, de mettre entre parenthèses provisoires nos querelles gauloises, stérilisantes, entre régionalistes wallons et indépendantistes, entre régionalistes et ceux qui prônent un rapprochement avec nos voisins du sud ?
Une plate-forme commune serait pourtant aisée à dessiner : quel que soit le cadre politique et institutionnel futur, faire le choix de la Wallonie en valorisant au mieux les potentialités réelles d'autonomie que les réformes en gestation donneront nécessairement dans une Belgique qui s'évapore. Pour l'heure, la raison semble dicter une alliance tactique autour de l'émergence de la Wallonie, afin qu'elle jouisse des moyens pléniers de son épanouissement social, économique et culturel.
Calmement, mais avec détermination, donnons-nous les moyens de prendre en mains avec dignité le destin de la Wallonie le jour où l'État fédéral sera définitivement grippé. Quel que soit le cadre institutionnel futur, quelles que soient les difficultés de demain, il n'y a aucune raison de douter d'un peuple conscient d'exister, qui lutte et se bat. Il s'agit de construire une Wallonie libérée des complexes de déclin, bannissant l'agressivité et « poreuse à tous les souffles du monde ».
Je termine en reprenant cette affirmation d'André Malraux : « La culture ne s'hérite pas, elle se conquiert » 2
- 1. Comme l'écrivait Luis Alberto Gomez de Souza à propos des surgissements libérateurs au Brésil : « Le dominé est dominé même dans ses idées, et sa libération passe par la libération de sa manière de penser » L.A. Gomez de Souza, Classes populares e Igrejas nos caminhos da historia, Petropolis, 1982.
- 2. André Malraux, Oraisons funèbres. Hommage à la Grèce.
- Vous devez vous identifier ou créer un compte pour écrire des commentaires