Wallons et internationalistes

A propos du débat avec les rattachistes
Toudi mensuel n°28-29, mai-juin 2000

Le débat sur le rattachisme est un débat républicain, internationaliste et européen. Cette ouverture sur les questions internationales est traditionnelle. L'un des Congrès wallons de l'après-guerre (en 1949) fut consacré à l'Europe et à la perspective d'un État mondial. Avec de pourtant bien maigres moyens, nous le tentons à TOUDI avec: Habermas, Ferry, Lipietz, Thibaud, Hedetoft, Lacoste, Shanahan, Abicht, te Velde, Leman, Fonteyn etc. (voyez p. 22, ou notre site Internet).

Internationaliste wallon et provincialisme belge

Le Congrès de 1949 n'avait qu'une Wallonie juridiquement inexistante pour fonder sa réflexion sur le monde. Les partis wallons d'aujourd'hui négligent cet effort alors que la Wallonie est un État.

Croient-ils les sondages utilisés depuis 10 ans pour démontrer que le Parlement de Namur n'est pas vécu comme procédant de la population? Alors que ces sondages sont réalisés parce que le fait même de ce Parlement, la régularité de son élection sont irrécusables, raison pour laquelle il n'y a plus que les sondages pour pouvoir éventuellement le récuser. Inélégant et pas si efficace1.

Il y a chez certains une telle nostalgie de la Belgique francophone qu'elle les amène, dans la panique, à nier la Wallonie pour l'utiliser seulement en tant que «francophone» comme masse de manoeuvre instrumentale contre la Flandre qui, s'érigeant en État, menace leurs positions «belges francophones», réelles ou symboliques. Leur mépris de la gauche et du socialisme ancrés en Wallonie (devenus trop faibles mais les fantasmes ont la vie dure), les mène à considérer la Wallonie comme ce qui «reste» de la Belgique francophone!2

Le Soir (M.Dubuisson), découvre que les francophones ont négligé des décennies le problème flamand. «Pourquoi?» se demande-t-elle. Pour les mêmes raisons que vous ignorez la Wallonie, Madame! Une Wallonie qui aurait eu du mal à s'opposer à la légitimité du mouvement flamand puisque, de 1830 à 1930, au moins, elle ne comptait pas plus - peut-être moins - de francophones cultivés et maîtrisant la langue que ceux «produits» à des centaines de milliers d'exemplaires par les bourgeoisies des grandes villes flamandes de Gand, Anvers et Bruxelles (Bruxelles, à cette époque). Les recensements ignorèrent toujours le fait des langues (wallon surtout, picard et lorrain) de Wallonie (mais pas les dialectes de Flandre). Dans les listes d'écrivains belges de langue française consacrés, (1830-1930), Flamands et Bruxellois francisés font jeu égal (en nombre) avec les Wallons et les supplantent symboliquement.3

Le Front francophone contre les Flamands, c'est la nostalgie des adversaires de la Flandre, méprisant son peuple et sa langue, ignorant l'Europe, acceptant son néolibéralisme, aventure bien plus dangereuse pour les Wallons et dont on ne parle en Belgique que pour en bêler, comme les cabris du général de Gaulle.

La Wallonie a un Parlement et la gauche s'en fout!

Le Parlement de Namur a plus de compétences que la plupart des États fédérés (les ministres wallons président informellement des conseils européens). Comment ce Parlement, cet État, dotés de compétences si étendues, peuvent-ils laisser subsister l'institution linguistique, copiée sur le processus flamand d'autonomie, cette Communauté française de Belgique rebaptisée «Wallonie-Bruxelles» pour cacher qu'elle nuit radicalement à la Wallonie et à la République?

Que font les Écolos? Que font les Socialistes?

Ces partis qui devraient avoir le sens de l'Europe, de la citoyenneté, de la dimension internationale des problèmes, notamment environnementaux, de la lutte contre le néolibéralisme?

Comment avoir un État wallon sans se préoccuper (comme le dit Jean-Renaud Seba (p.22), dans son magnifique plaidoyer pour une «refondation du socialisme»), de la question des «conditions auxquelles l'humanité, se reproduit de manière humaine, c'est-à-dire dans des sujets autonomes et socialisés, d'autant plus autonomes que socialisés»? Cet État nous socialise de plus en plus (et aussi les Bruxellois en fait), mais personne ne se préoccupe de savoir comment accorder cet instrument de socialisation avec cet autre qu'est l'enseignement.

Notre enseignement forme des gens compétents et citoyens, malgré sa paupérisation et la tendance à le privatiser. Mais ses dimensions civiques, littéraires, historiques, morales et politiques - de la maternelle à l'université - sont agencées de telle façon que le citoyen de Wallonie s'aveugle (s'amnésie) sur ce qui le socialise en premier lieu: sa condition de citoyen wallon (ou de Bruxelles).

On conditionne les jeunes à poser les problèmes collectifs dans l'abstrait, à ne pas entrer en communication avec les autres. Qu'aurons-nous à échanger - et d'abord avec les Flamands! - si nous ignorons qui nous sommes et pourquoi? Dans les réunions internationales où l'anglais est utilisé, le Wallon, parlant fatalement l'anglais comme un francophone, se verra demander cent fois s'il est français! Quelle est la bonne réponse? C'est une question centrale.

Rattachisme et belgitude

Nos amis rattachistes rétorqueront qu'il faut s'accepter «français». Cela fait plaisir, oui, mais n'est-ce pas une autre amputation? La réponse doit être nuancée.

Maints belgicains francophones, haussent les épaules: 1) quand on leur demande s'ils parlent le néerlandais, 2) si on leur demande ce qu'ils pensent de la réunion à la France. Mais pourquoi se refuser à la France si la Flandre (ou le néerlandais) et son propre «ici» (wallon, bruxellois), indiffèrent?

À une réunion d'une grande publication bruxelloise (ni Le Soir ni, évidemment, nos amis bruxellois de La Revue nouvelle ou des Cahiers marxistes), à propos d'un n° spécial consacré à l'histoire, la mémoire, les racines..., la proposition fut faite de mettre en valeur la Flandre, la Wallonie. Rejet immédiat et catégorique! Au nom du caractère «mesquin» des «querelles linguistiques» qu'évoqueraient seulement «Flandre» et «Wallonie»!

Comme si la Flandre et la Wallonie (avec les Bruxellois démocrates) n'étaient pas bien plus «au-dessus» des «querelles linguistiques» que les «philosophes de variétés» (c'est ainsi que Marc Moulin se nomme) de la «semaine infernale». Sans la Flandre ou la Wallonie, il ne reste rien de la Belgique (même pas Bruxelles). Où ont-ils donc la tête tous ces «Belges», parmi lesquels plus de Wallons conformistes que de Bruxellois (qu'on pourrait comprendre).

Nous voudrions interpeller nos amis réunionnistes. N'ont-ils pas une attitude semblable? Pressés qu'ils sont de réunir la Wallonie à la France, ne décrètent-ils pas ce rattachement souhaitable et faisable en raison de l'insignifiance supposée de la Wallonie?

On lira (p.32) l' étude de JP Hiernaux sur Nicole Malinconi. Comme J. Louvet, comme Ramuz dans sa Romandie, comme G.Denis, Th. Haumont (etc.), sans nécessairement se réclamer d'une position politique, Nicole Malinconi travaille le langage d'ici. En fait ressortir la singularité. La langue, le vocabulaire, la syntaxe du français de Wallonie sont les mêmes que ceux du français de France. L'usage qui en est fait diffère du tout au tout. Cette distinction est d'autant plus profonde que subtile. Qu'elle n'a pas à se référer lourdement à des mots ou tournures «exotiques». Une différence sous l'apparente similitude: admirable «de comment on se connaissait».

Ramuz, Louvet, Malinconi, Haumont ont été édités par les plus prestigieuses maisons d'édition françaises. Leur subtile différence est lourde du poids de la société à laquelle elle renvoie. La littérature, si ancrée dans l'autobiographie qu'elle s'enfonce fatalement dans la société d'où elle procède pour accéder à l'universel, rejoint le cinéma, le théâtre, les langages plus prosaïques de l'histoire ou de la vie quotidienne. Tout cela qui fait société. Comment n'en pas tenir compte?

Nous ne voulons pas cela nous disent nos amis réunionnistes! Je veux bien les croire. Mais lorsque je lis, signée par François Perin, sur le site du RWF, l'histoire du plus fort mouvement social en Wallonie presque méprisée et niée, j'ai un doute. Lisons:

« Une grève déclenchée au port d'Anvers fit tâche d'huile au sein du syndicalisme socialiste. La grève prit une ampleur inattendue surtout en région wallonne. Elle fut illustrée par un leader syndicaliste liégeois du nom d'André Renard. Après l'échec de la grève, ce syndicaliste créa un nouveau mouvement wallon en raison de l'inquiétude provoquée par le déclin du sillon industriel Sambre et Meuse. Ce mouvement, intitulé " Mouvement populaire wallon ", reprenait les reproches déjà formulés en 1945 contre un État belge qui s'orientait vers la Flandre et ne faisait aucun effort pour assurer la reconversion de la région sud. Le mouvement adopta les thèses fédéralistes mais il s'étiola rapidement à la mort de son président en 1962.»4

Le même François Perin qui, en 1965, décrivait le passage de tout le potentiel militant du PSB en Wallonie au MPW!5 En plus de la connotation négative, ce qu'il dit est faux.

Le MPW est créé début 1961. Renard meurt à l'été 1962. La démarche des militants de gauche aurait commencé à «s'étioler»? Mais le MPW organise le pétitionnement wallon fin 1963 réclamant de réviser la Constitution par voie référendaire, ce qui n'est pas pour renforcer l'unité étatique belge! 645.000 signatures, un tiers de l'électorat wallon, 100.000 Bruxellois! La réaction du PSB? Déclarer incompatible (en 1964) l'appartenance au MPW et un mandat politique socialiste. Soit exclure de ses rangs toute la militance de gauche. Étiolement?

En 1965, F. Perin est le premier élu (avec R.Moreau) d'un parti fédéraliste wallon au Parlement belge. Le PSB perd le quart de ses électeurs. En 1967, peut-être à cause de cela, les socialistes wallons se prononcent pour le fédéralisme économique. En 1968, les listes wallonnes doublent leurs suffrages. En 1969, le MPW réunit 60.000 ouvriers à Liège et 60.000 à Charleroi réclamant la mobilisation sur la Wallonie. Le Parlement belge en 68-71, esquisse l'ébauche timide d'un fédéralisme répondant aux demandes populaires et le Rassemblement wallon recueille près du quart des suffrages en Wallonie (1971). Après les freinages de Leburton, en 1974, François Perin impose une régionalisation préparatoire à l'État belge (et à la Flandre). Son parti (qu'il quitte) revient à ses sources de gauche fin 1976 et, quoique ridiculisé par toute la presse (La libre Belgique et le Pourquoi pas? d'alors valaient deux RTBF), se maintient aux élections de 1977, de 1978, revenant à de très bons scores aux européennes de 1979 (16% des suffrages). Cent mille ouvriers défilent à Namur en 1979 pour le fédéralisme...

L'État wallon est obtenu en 1980 mais quasiment sans compétences et à la veille de l'aggravation de la «crise», il ne pourrait répondre aux aspirations syndicales de redressement et de réformes de structures. En 1985, on veut même fusionner Communauté française et Région wallonne dont les institutions sont ramenées à Bruxelles. Des centaines d'intellectuels protestent. La mesure est plus ou moins gelée puis rapportée en 1988. En 1991, le Parlement de Namur menace de se réunir séditieusement pour qu'une vente d'armements, importante pour la Wallonie, ne soit pas annulée par l'État belge. Etc.

Etc? Pourquoi cet «etc.»? Louvet parle depuis toujours d'amnésie wallonne. François Perin, le déçu des grèves de 60 et du socialisme, l'accuse de nostalgie. Mais la «nostalgie» de Louvet date de 60-61! Le passé illustre le caractère amnésique de l'amnésie. Mais l'amnésie est bien plus profondément ignorance de soi, tout simplement. Perte de l'identité humaine.

L'histoire (historique, philosophique, des projets politiques, républicaine), c'est cela l'identité. François Perin, déçu par le manque de dynamisme wallon, s'est en quelque sorte amnésié en tant que citoyen de Wallonie. Une partie des réunionnistes tablent sur l'amnésie wallonne pour faciliter l'assimilation à Paris, refusant les responsabilités à prendre en Europe. Ou dans le monde: cette Francophonie de 50 États dont nous sommes les troisièmes bailleurs de fonds et où la Wallonie est cependant niée parce que l'État belge et la Communauté française font tout pour qu'elle n'y soit pas réellement représentée (même si c'est elle qui paye).

Ne serait-ce pas mieux de faire que nous devenions - au nom de la Cité humaine et contre tous les néolibéralismes qui la sapent - les maîtres «de comment on se connaissait»? Nous tous.

  1. 1. Michel Robert, fondateur en 85 de «Belge et fier de l’être» avoue que «au fur et à mesure des sondages que nous réalisions avec Marketing Unit» (des sondages coûtant des dizaines de millions, 10, 20 fois le budget de TOUDI depuis 1986), il a dû se résigner à l’inexistence du fait belge (La Libre Belgique du 24 mars 2000, p. 17). Mais les sondeurs qui scrutent l’affaiblissement de l’identité wallonne, rapportent que le sentiment wallon vient juste après la conscience d’appartenir à la Belgique. Qui n’existe plus. CQFD.
  2. 2. On parle aussi d’identité par «soustraction» comme le Manifeste francophone...
  3. 3. Alphabet des lettres belges de langue française, BXL, 1982. Sur les 60 premiers écrivains répertoriés, il y a 40 % de Flamands et Bruxellois. Maints auteurs (Vandromme, Piron, Quévit), ont montré que jusque tard dans le 20e siècle, la littérature belge était principalement vue comme «flamande». Brel en est le dernier avatar. Dans une enquête réalisée auprès des rhétoriciens de l’Athénée de Dinant en 1966, ceux-ci exprimèrent l’idée que les plus importants écrivains belges étaient flamands. Ce que Vandromme démentait de deux noms en 1980: Michaux et Simenon. Il y en aurait d’autres à ajouter et la Flandre écrit aujourd’hui en néerlandais.
  4. 4. Adresse de ce site et texte de François Perin (Histoire du mouvement wallon): (http://www.ifrance.com/rwf).
  5. 5. In La décision politique en Belgique, Crisp, BXL, 1965, on reconnaît son opinion, exprimée dans le style brillant qu’on lui sait. Il dirigea l’ouvrage avec Ladrière et Meynaud (et F. Perin «dirige» toujours ce qu’il dirige).