Critique (I) : Le chant du coq (Maarten Van Ginderachter)

17 August, 2009

Histoire Flandre

Même s'il a été publié il y a quatre ans, l'ouvrage de l'historien flamand Maarten Van Ginderachter Le chant du coq, Nations et nationalisme en Wallonie depuis 1880 1 n'a pas fait l'objet d'un véritable débat en Wallonie. Or cet ouvrage le mérite. Nous allons donc en parler en divisant notre exposé en une Critique (I) et une Critique (II), la première portant sur l'aspect plus théorique de ce petit livre, mais très riche et très dense, de 60 pages.

La face cachée de la nation wallonne

L'auteur commence parle, presque d'entrée de jeu, du livre de Denise Van Dam Flandre, Wallonie le rêve brisé (Quorum, Bruxelles, 1998), qui est l'adaptation au grand public de sa thèse de doctorat Les représentations culturelles et politiques. Le cas des dirigeants en Flandre et en Wallonie présentée en 1995 (nous avions rendu compte de la défense de la thèse de Denis Van Dam dans Flandre, Wallonie, le rêve brisé). C'est très paradoxalement en se fondant sur ce travail sociologique réalisé par une Flamande vivant en Wallonie (et membre du comité de rédaction de Toudi), que Maarten Van Ginderachter présente la thèse qu'il va mettre en cause tout au long de son livre. Il écrit, après avoir rendu brièvement compte du livre de Denise Van Dam : « L'image dominante est donc celle d'une nation flamande fondée sur des principes ethniques, tels la filiation du droit et du sang, qui ont par conséquent donné naissance à un nationalisme extrémiste. La société wallonne, par contre, est ouverte à tous et tient le principe de citoyenneté en haute estime. Elle se veut citoyenne et volontariste : qui le désire, peut, par un libre choix en faveur de la démocratie, devenir citoyen wallon. » (p.9).

L'auteur, se référant à un article de Chantal Kesteloot pense même devoir parler des régionalistes comme se réclamant d'une « identité postnationale ».2 Il est vrai qu'un colloque a eu lieu aux Facultés Notre-dame de la Paix à Namur sur ce sujet en mai 1994 3 et que la revue Toudi avait fait beaucoup pour populariser cette idée. Mais cela ne veut pas dire que cette notion soit devenue vraiment populaire en Wallonie. Il faut d'ailleurs ajouter que l'identité postnationale se définit certes comme un dépassement du nationalisme, mais que, dans l'esprit de Jean-Marc Ferry qui a mis en avant ce concept, il ne s'agit pas à proprement parler de préférer une conception ethnique à une conception élective de la nation. Il s'agit en réalité du découplement relatif entre Nation et Etat que permet l'unification européenne.

Mais revenons à M. Van Ginderachter. Il rejette l'idée que, en fonction de la dichtomie mise en évidence par Denise Van Dam, on puisse opposer une Flandre fermée et une Wallonie ouverte. Nous sommes d'accord avec lui (même si nous ne savons pas si Denis Van Dam aurait résumé comme cela sa thèse, ce qui n'est peut-être pas tout à fait l‘intention de MVG). De même nous pensons qu'il a raison de dire qu'il existe dans le mouvement wallon « un discours ethnique » (p.11), même s'il va falloir dire en quoi consiste cette idée d'ethnicité. Il nous semble aussi exact de dire avec l'auteur « que des nations purement ethniques ou purement citoyennes n'existent pas » (p.11). Il a sans doute aussi raison de dire que le nationalisme ethnique n'est pas nécessairement dangereux. Mais il a tort, nous semble-t-il, d'affirmer, dans le contexte que nous allons dire tout de suite, que « le nationalisme citoyen ne défend pas toujours le progrès et l'intégration des personnes » (p. 12) avec A.D.Smith 4 et de mettre en cause le nationalisme civique français parce que celui-ci n'est pas prêt à concéder des droits particuliers aux juifs. En effet, c'est dans la mesure même où il s'agit d'un nationalisme civique que des droits particuliers ne peuvent leur être concédés. Certes, ce nationalisme civique français comporte tout un non-dit « ethnique » (la langue française etc.).

L'introduction théorique de l'auteur

L'auteur a le mérite (mais à notre avis en se limitant peut-être trop à la littérature de langue anglaise), de confronter les deux grandes tendances dans la définition des nations, celle qu'il attribue à ceux qu'il appelle les « objectivistes » et ceux qu'il nomme les « subjectivistes ».

Il écrit : « Pour les objectivistes, des éléments concrets, tels la langue, la religion, les caractères de la physionomie, les moeurs , une préhistoire commune etc., constituent les facteurs déterminants dans le processus de formation nationale. Les subjectivistes, par contre, donnent la priorité au sentiment ou à la volonté de faire partie d'un groupe. » (p. 15). Il soutient cependant la thèse de Motyl selon laquelle les deux tendances ne peuvent être caricaturées par une présentation monolithique de chacune d'entre elles 5. M. V. G. considère que Benedict Anderson est le représentant le plus typique de la tendance constructiviste (ou subjectiviste), en raison de son ouvrage Imagined communities. Reflections on the origin and spread of nationalism, Londres, 1994. Il note avec A.D. Smith qu'Anderson a délibérément laisser planer l'équivoque sur le terme « imagined », une équivoque qui existe dans la langue anglaise, mais de façon assez analogue à l'équivoque des termes « imaginé » ou « imaginaire » en français. Soit le terme vise la capacité que possèdent les membres d'une communauté plus large que les communautés où chacun se connaît d'avoir le sentiment d'en faire partie (et aussi d'agir ensemble, ajouterais-je). Soit le terme désigne une falsification, au sens le plus péjoratif : une tromperie. Et cela en raison du fait que la pensée d'Anderson est ancrée « dans l'adage marxiste qui affirme que l'identité nationale est créée par les capitalistes, afin de miner la conscience de classe des ouvriers » (p. 17). Il faut que nous nous arrêtions ici quelque temps pour examiner ce point. En effet, je pense que l'auteur l'oublie trop : c'est bien cette tendance du socialisme d'inspiration marxiste à jeter le discrédit sur la notion de nation - en tant qu'elle peut être l'idéologie du capitalisme - qui a sans doute posé le plus de problèmes tant (sinon même plus), concrets et pratiques que théoriques au mouvement wallon dans la mesure où celui-ci a toujours été ancré à gauche. Cela n'authentifie pas nécessairement le mouvement wallon comme étant généreusement et éthiquement de gauche. Mais cela fait apparaître une vraie contrainte pour ce mouvement. L'appel à l'unité des travailleurs wallons, flamands et bruxellois durant la deuxième moitié du XXe siècle a en effet été une des plus grandes objections au militantisme wallon et une objection dont il est inutile de montrer à quel point elle fut et demeure efficace tellement elle a été (et demeure au XXIe siècle), récurrente. Nous en citons plus bas un exemple venant d'une source anglo-saxonne. Avant de continuer la discussion de l'aspect théorique de l'ouvrage nous pensons devoir rappeler à quel point le mouvement wallon, en son ancrage socialiste et ouvrier, eut à se justifier de son option autonomiste.

Le mouvement wallon socialiste face à la contestation de gauche

Déjà Destrée, en 1912, se plaignait du fait que les socialistes se souciaient plus des nationalismes lointains que de la question wallonne. Mais une date plus récente est à rappeler à cet égard : celle du Congrès national wallon extraordinaire du 26 mars 1950 avec le ralliement de la FGTB liégeoise au combat wallon qu'André Renard présente aux congressistes en soulignant «nous souhaitons la libération de la Wallonie mais aussi notre libération en tant que classe sociale » 6. Après la grève de l'hiver 1960-1961, André Renard a le sentiment qu'il faut faire le point sur la démarche qu'il a entreprise d'imprimer un « tournant wallon » à ce mouvement social de grande ampleur. 7 Il estime que tant le mouvement wallon que le mouvement flamand ont un potentiel de progrès, le second en particulier, parce qu'il met en cause une bourgeoisie francophone dominante. Renard meurt un ans plus tard, mais sa personnalité a profondément marqué le mouvement social en Wallonie à un tel point qu'un sociologue comme Bernard Francq a pu dessiner le profil pragmatique ( et théorique), de ce que l'on a appelé le « renardisme ». Il esquisse le schéma suivant (inspiré par Alain Touraine). Pour Francq (qu'il est sans doute non pertinent de désigner comme un régionaliste), le renardisme a cet ordre de priorités : 1. Action ouvrière 2. Conscience populaire 3. Action politique social-démocrate 4. Action politique régionale.

Pour le sociologue de l'UCL, cet ordre de priorités : (1) (Action ouvrière) --- (2) (Conscience populaire) --- (3) (Action politique social-démocrate) --- (4) (Action politique régionale) où c'est la lutte des classes qui l'emporte sur toutes les autres considérations (qui "tire" en quelque sorte la société wallonne), aurait été abandonné au fil du temps. Et on en serait venu à un schéma
(4)---(3)---(2)---(1), où l'action politique régionale (du PS mais aussi d'éventuels alliés) , domine. Dans les deux cas, la « conscience populaire » que Bernard Francq situe à la périphérie du monde ouvrier, dans une sorte de halo autour de celui-ci, a toute son importance, puisqu'elle arrive chaque fois en deuxième position. Mais on voit qu'il ne s'agit pas ici de configurer avantageusement le mouvement wallon comme étant avant tout démocratique et donc ordonné à une vision de la nation de type électif ou républicain. Il s'agit d'un constat : le mouvement wallon n'est vraiment devenu largement populaire que dans un cadre de ce type 8.

Le constat est d'ailleurs sans illusions puisqu'il décrit l'abandon progressif de ce profil moins prioritairement « nationaliste ». L'héritage de la grande grève de 1960-1961 est à la fois celui du mouvement wallon et du mouvement socialiste (et celui-ci depuis ses formes modérées voire droitières, jusqu'à ses modalités les plus radicales et d‘extrême-gauche). C'est vrai même chez des observateurs étrangers jugeant durement (jusqu'à aujourd'hui), l'attitude de Renard durant la grève de 60-61 : « Le syndicaliste de droite André Renard, qui joua un rôle important dans le sabotage de la grève [de 60-61 note de JF], canalisa les frustrations des ouvriers wallons dans le Mouvement populaire wallon. Celui-ci combattit pour le fédéralisme, ce dont on peut encore mesurer l'impact aujourd'hui. En 1965, trois ans après la mort de Renard, fut formé un Parti wallon des travailleurs coupant les ouvriers wallons de leurs homologues flamands. Seul un programme socialiste peut unir les ouvriers belges non pas seulement au-delà des frontières linguistiques mais à travers le continent tout entier en vue d'établir des Etats Unis d'Europe socialistes.», in Without new government, Belgium faces threat of break-up 9. Il est certain que l'extrême-gauche en Wallonie est devenue très marginale. Mais elle l'était beaucoup moins dans les années 60. Et même si elle était divisée sur l'attitude à adopter à l'égard du « renardisme », ses débats, dépassant largement son capital de militants et d'électeurs, atteignait profondément la gauche wallonne en général. Ernest Glinne qui vient de mourir en est peut-être un exemple frappant, sa conscience de socialiste sincère hésitant sans cesse face à l'attitude à adopter à l'égard du mouvement wallon. Bon bilingue, il eut des attitudes parfois très hostiles au mouvement wallon, acceptant mal la présence de José Happart dans le groupe socialiste au Parlement européen en 1984 par exemple, votant, en deuxième lecture le transfert des Fourons au Limbourg en 1962. Par contre, il soutint le Mouvement populaire wallon, s'abstenant lors du vote de la confiance au gouvernement Eyskens-Merlot en 1968, allant même jusqu'à refuser en tant que ministre du travail en 1973 - par provocation - l'octroi de permis de travail aux travailleurs étrangers en Flandre après le décret dit « de septembre » (voté par le Parlement de la Communauté flamande), imposant le néerlandais dans les entreprises flamandes 10.

Le mouvement wallon fut aussi l'occasion (sans doute manquée en partie), d'opérer ce que l'on a longtemps appelé le « rassemblement des progressistes », idée présente en Flandre également dans un autre contexte. En Wallonie, c‘est autour des objectifs wallons conçus comme syndicaux, que s'opérèrent des regroupements au sein du Rassemblement wallon ou du FDF. De manière plus évidente encore au sein du Groupe Bastin/Yerna 11. Tout récemment encore, on trouvait dans les signataires d'un Livre Blanc pour la Wallonie à la fois l'ancien secrétaire général de la FGTB wallonne et son successeur, respectivement Jean-Claude Vandermeeren et Thierry Bodson, de même d'ailleurs que Raymond Coumont de la CSC 12. La manière dont les syndicats chrétiens et socialistes en Wallonie se sont divisés et rapprochés (tour à tour), constitue à elle seule un chapitre important de tout le mouvement wallon qui n'a pas encore été vraiment analysée en profondeur, l'ouvrage de Francq et Lapeyronnie excepté. Il y a les fronts communs syndicaux locaux où le drapeau vert de la CSC et le drapeau rouge de la FGTB sont en quelque sorte réunis par le drapeau wallon des deux organisations syndicales. Il y a aussi des manifestations plus spectaculaires, vraiment massives, comme en mai 1969 à Liège ou en mars 1979 à Namur, toujours autour de l'idée d'autonomie wallonne. Jamais cependant ces rapprochements ne feront du front commun syndical une institution permanente, malgré des tentatives nombreuses, la rédaction de programmes communs etc. Il n'empêche que le drapeau wallon est de 1960 à 1990 un drapeau syndical, réunissant véritablement des foules massives, bien plus nombreuses que d'autres manifestations derrière le même emblème. Le drapeau wallon demeure d'ailleurs un drapeau syndical, comme on peut le voir encore souvent aujourd'hui lors de rassemblements syndicaux.

Définition de la nation et démocratie

Ce qui vient d'être dit anticipe quelque peu ce que nous dirons dans la Critique (II) du livre Le chant du coq. Mais revenons à cet ouvrage...

Je suis toujours un peu étonné quand les discussions sur l'idée de nation ou d'ethnie évitent la confrontation avec l'idée de démocratie. Evidemment, c'est assez typique de la tradition intellectuelle française que de ne parler de Nation qu'après 1789, la Nation étant plus dans ce contexte le démos que l'ethnos. Mais ce n'est pas nécessairement propre à la tradition française : la communauté imaginée est aussi celle qui permet ce que Jürgen Habermas appelle l'agir rationnel en vue de l'entente qui est sans doute la meilleure définition de la démocratie. Ainsi Jean-Marc Ferry rendant compte de la position d'Habermas sur la question de l'Etat mondial écrit-il ceci : « Une autre explication possible du point de vue de Habermas [sa réticence à l'idée d'un Etat mondial même s'il la trouve nécessaire, note de JF] , c'est que même si l'on parvient à cette communauté légale au niveau mondial on n'aura pas nécessairement un recoupement de cette communauté légale par une communauté morale, c'est-à-dire une communauté de valeurs et d'identité partagées. Et à défaut d'un tel recoupement de la communauté légale par une communauté morale, il ne saurait y avoir de communauté politique. Et par conséquent, il ne saurait y avoir d'État. Disons que c'est un argument qui ne contredirait pas la thèse «communautarienne», défendue par le philosophe américain, Michael Walzer, thèse selon laquelle, s'il n'y a pas un large recoupement de la communauté légale (normes communes) par la communauté morale (valeurs partagées), eh! bien! il n'y a pas de communauté politique. Quand la communauté légale n'est pas recoupée largement par la communauté morale, les citoyens commencent à s'interroger sérieusement sur leur communauté politique. »13 . Ferry pense encore que la position d'Habermas s'explique par une autre considération : « Le troisième argument, explicite, celui-là, mais aussi le plus étrange, c'est qu'il n'y aurait pas de fermeture possible au niveau mondial. C'est-à-dire une communauté politique constituée au niveau mondial. Pourquoi? Parce que s'il y avait une communauté politique au niveau mondial, on ne pourrait plus dire qui c'est «nous» et qui c'est les «autres». Il semble que cet argument ait de la valeur aux yeux de Habermas. Si un pouvoir ne peut pas déterminer quels sont ses ressortissants et quels sont ceux qui ne le sont pas, il n'y a pas de pouvoir politique, il n'y a pas d'État . Pour qu'il y ait «nous» il faut qu'il y ait «les autres». Cela peut nous laisser un champ libre pour de vastes spéculations... » 14

Mais Maarten Van Ginderachter cite plusieurs auteurs qu'il convoque pour rédiger son très bel « état de la question » en vue de montrer qu'ils ne peuvent pas non plus accepter la Nation autrement que comme un phénomène moderne c'est-à-dire contemporain des idées d'égalité et de démocratie ou de débat. (p. 19). C'est une mise au point tout à fait importante que j'avais regretté ne pas voir figurer dans l'ouvrage de Marco Martiniello sur l'ethnicité. 15 Soulignons enfin deux mérites de l'auteur du livre Le chant du coq. Il oppose le nationalisme disons « explicite » et le nationalisme dit « banal » (en s'inspirant de Michaël Billig) : « Dans les Etats-Nations établis, le nationalisme se niche, selon Billig, dans les structures et dans les institutions de l'Etat et y devient pratiquement imperceptible. Sa principale fonction consiste à légitimer et à garantir idéologiquement la continuité de l'Etat-nation (...) Autrement dit, il s'agit de l'idéologie qui crée et maintient les Etats-Nations, qui fait en sorte que l'existence des Etats-Nations apparaisse comme une évidence, faisant partie intégrante de l'ordre des choses, sans que personne ne se pose de questions. » (p. 20).

Enfin, Maarten VG montre aussi que, même sur le plan théorique, l'appel à des notions plutôt « ethniques » et à des notions plutôt « citoyennes » ne se distingue pas si aisément. On pourrait à cet égard rapprocher de ceci la notion de noyau « éthico-mythique » de Paul Ricoeur (dans Histoire et Vérité en 1963), que j'avais laissé traduire (par inadvertance), dans un article en anglais par « ethno-mythic ». 16 Il s'agit bien de « tradition » ou encore de « culture », mais liées à l'éthique. Jean-Marc Ferry cite à ce propos Katharina von Bülow, rompant avec la distinction (classique), entre nationalisme allemand et français et écrivant : « Les souverainetés française et allemande sont toutes deux conçues comme des souverainetés fondées historiquement, mais comportant une dimension universelle » 17 Ferry considère aussi, de manière positive, la notion de Kultuurnation et même le Volksgeist, qui est, dit-il, « conçu comme ce milieu éthique permettant d'accéder à l'universel concret d'une communauté de liens et de valeurs assurant l'identité. Pour le Fichte des Discours de 1807, la nation se trouve avec la langue le principe d'où "jaillit la vie intelligente comme une force directe de la nature", de sorte que , comme chez J.G. Herder, les caractéristiques spirituelles d'un peuple ancrent plus profondément que l'histoire une identité nationale que la volonté des individus ne peut récuser. » Et Ferry d'ajouter ceci qui compte dans cette discussion avec Le chant du coq : « A ce modèle allemand, il est alors convenu d'opposer un modèle français où la volonté des cocontractants serait décisive. Mais une telle société contractuelle présuppose la communauté plus profonde de ceux qui ont dû se reconnaître réciproquement pour vouloir vivre ensemble, de sorte que l'histoire doit aussi jouer son rôle.» 18

L'idée d'un « nationalisme banal»

On pourrait montrer encore que cette difficulté de distinguer trop radicalement l'ethnique/objectif et le citoyen/subjectif ne tient pas lorsque l'on confronte, ainsi que Ferry l'a fait dans l'interview que nous avons déjà citée 19, les libertariens américains (par exemple Rawls), ou les communautariens ( le Québécois anglophone Charles Taylor notamment). Ce n'est pas seulement dans la pratique que théorie ethnique et théorie citoyenne de la nation se lient l'une à l'autre, c'est également dans la théorie qui fait que l' « éthico-mythique » - à travers la Révolution française ou la Grève de 60 - peut être aussi républicain et universaliste. Deux choses importantes me semblent devoir être dites pour conclure cette Critique (I). Il faut dire d'abord que, même si le travail théorique sur la nation reste modeste en Wallonie, il est bien réel. Il me semble même que la liaison si étroite entre mouvement nationalitaire et syndicalisme n'a peut-être jamais été poussée aussi loin dans le monde qu'en Wallonie et cela à cause essentiellement de la forte personnalité d'André Renard et du renardisme. Il faut en deuxième lieu souligner l'apport d'une réflexion comme celle de Christophe Traisnel dans la thèse de doctorat qu'il a consacrée à la comparaison entre le mouvement wallon et le mouvement québécois. Pour C.Traisnel, il y a lieu de distinguer le « nationalisme de conservation » et le « nationalisme de contestation ». En fait, le « nationalisme de conservation » est ce que Maarten Van Ginderachter propose d'appeler suite à ses lectures anglo-saxonnes, le nationalisme « banal ». Or, pour Traisnel le « nationalisme de contestation » , ne fait que combattre le nationalisme de conservation et ne doit pas être défini à partir des différentes théories de la nation, mais de la même façon que n'importe quel autre mouvement social, cherchant à transformer la société à laquelle il s'adresse. Avec la simple différence que ce mouvement social met en cause l'unité de l'Etat. Et Traisnel de souligner à cet égard les réticences de la science politique française à définir le nationalisme autrement qu'à partir de son contenu idéologique et les réticences de cette même science politique à admettre la notion de mouvement social.

Or Maarten Van Ginderachter propose (p. 20), de considérer que les mouvements wallon et flamand puissent être rangés dans la catégorie du « nationalisme banal ». Voilà une suggestion faite par deux esprits très différents (un politologue français enseignant actuellement à l'université de Moncton en Acadie et un historien flamand de l'université de Gand), mais à laquelle il nous semblerait sans doute utile que d'autres esprits se rallient. Cela aurait le mérite de clarifier le débat sur le nationalisme, de le désenclaver de la zone toujours moralement suspecte où on l'enferme et, par là même, d'apaiser ces débats eux-mêmes, de les rendre sans doute moins dangereux dans la pratique politique, moins porteurs de haines ethniques ou raciales, paradoxalement. Nous reviendrons là-dessus dans notre Critique (II), devait concerner les pages 22 à 64 de l'ouvrage de Maarten Van Ginderachter Le chant du coq, mais nous n'avons pu (ajout de ce 31/8/2009), que rendre compte de la présentation du mouvement wallon par l'auteur, tellement de remarques doivent être faites non seulement à l'auteur mais en général. L'histoire du mouvement wallon, malgré les progrès réels de son écriture (Destatte, Quairiaux, Raxhon...), reste encore figé dans la présentation codifiée qui en a été faite dans les années 70 et 80. Alors que la recherche montre que la vision que l'on en avait alors était terriblement incomplète, orientée vers ces élites "coupées des masses" auxquelles on l'a identifié alors.

  1. 1. Fondation Dhondt, Gand, 2005, une version intégrale en néerlandais existe en ligne : Het kraaien van de haan
  2. 2. Chantal Kesteloot, Être ou vouloir être. Le cheminement difficile de l'identité wallonne in Cahiers de l'Histoire du temps présent, 3e année, 1997, ppp. 181-201.
  3. 3. Voir notamment Philippe Destatte, Jean-Charles Jacquemin, Françoise Orban, Denise Van Dam (textes rassemblés par...) Nationalisme et postnationalisme (Actes du colloque qui s'est tenu à Namur), Institut Jules Destrée et Facultés Notre-Dame de la Paix, Namur, 1995. Il est remarquable que l'article consacré par l'Encyclopédie Wikipédia (française) à Jean-Marc Ferry ait supprimé toute référence à l'intérêt marqué à ce philosophe en Wallonie, somme toute son pays d'accueil.
  4. 4. Nationalism. Theory, ideology, history, Cambridge, 2001.
  5. 5. AJ Motyl, Revolutions, nations, empires : conceptual limits and theoretical possibilities, New York, 1999, p. 83.
  6. 6. Encyclopédie du mouvement wallon, Namur, 2001 Tome II, p.1383.
  7. 7. André Renard, À propos d'une synthèse applicable à deux Peuples et à trois Communautés, in Synthèses, novembre 1961.
  8. 8. Voir Le renardisme en acte et en schéma dans Socialisme et question nationale [notamment en Belgique et Wallonie]
  9. 9. Nous traduisons de cette façon : « The right-wing trade unionist André Renard, who had played a critical role in sabotaging the strike movement, channelled the frustrations of the Francophone workers into the Walloon Popular Movement. This fought for the federal state, the impact of which can now be seen. In 1965, three years after Renard's death, a separate Walloon Party of Workers was formed, effectively cutting Walloon workers off from their Flemish counterparts.Only a socialist programme can unite Belgian workers, not just across language barriers within Belgium but across the entire continent in the struggle to establish the United Socialist States of Europe. » Without new government, Belgium faces threat of break-up (décembre 2007)
  10. 10. Voir l'article Ernest Glinne dans l'Encyclopédie du mouvement wallon, Tome II.
  11. 11. Max Bastin
  12. 12. voir Livre Blanc pour la Wallonie (*)
  13. 13. Comment articuler, mondialisation, Europe, Etats-Nations et idéaux républicains
  14. 14. Ibidem.
  15. 15. L' "ethnicity ", identité pelliculaire
  16. 16. Four Definitions of Culture in francophone Belgium
  17. 17. JM Ferry, Les puissances de l'expérience, Tome II, Cerf, Paris, 1991, p. 180.
  18. 18. Ibidem.
  19. 19. Comment articuler, mondialisation, Europe, Etats-Nations et idéaux républicains

Comments

La note (9) et l'avis de Paul Bond sur Renard comme syndicaliste

J'ai oublié de signaler que l'article de Paul Bond cité en note (9) est écrit sur un site de la 4e Internationale (trotskiste). Le Parti wallon des travailleurs cité par l'auteur est un parti trotskiste ou en tout cas fortement noyauté par eux (et dont Perin fut le seul élu à Liège en 1965).