EDITO: l'agonie de la monarchie a commencé

5 May, 2011

Martin Buxant (La Libre Belgique) et Steven Samyn (De Morgen) viennent de publier Belgique, un roi sans pays Editions Plon, Paris, 2011. Le livre est en principe disponible en librairie. Nous le lirons avec l'attention voulue. Il a déjà suscité des réactions négatives ce jour-même de la part de Charles Michel et Elio Di Rupo. Les deux journalistes ont bien entendu largement puisé dans les indiscrétions à propos des entretiens qu'a eus le roi depuis le début de la crise politique en Belgique ouverte par les élections de juin 2010. Les deux présidents de partis reprochent aux journalistes d'avoir violé le secret du colloque singulier. C'est une première erreur puisque les vrais responsables de la violation de ce secret sont les hommes politiques qui ont été « mis » dans le secret, non les journalistes eux-mêmes. C'est une seconde erreur de le leur reprocher puisque (sauf pour ce qui concerne la vie privée), il est normal que la presse cherche à comprendre la manière dont le pouvoir en Belgique agit et vers quoi il s'oriente. En outre, une synthèse des deux mêmes journaux parue début de cette année nous avait déjà convaincu du fait que le roi ne facilite pas nécessairement la conclusion de la négociation, au contraire. La revue TOUDI écrivait

La lecture de Les forçats de la rue de la loi persuade aussi que le roi n'a pas vraiment une grande influence dans les négociations, cela malgré les efforts faits par les socialistes bruxellois pour souligner son importance. On le voit quand les journalistes de La Libre Belgique et de De Morgen expliquent l'irritation (qui semble logique), des gens de la NVA qui n'ont pas été concertés (par le Palais), pour la nomination de Vande Lanotte comme conciliateur (voyez p. 62). 1

La Publicité, fondement de la démocratie, est mortelle pour la monarchie

C'est la fameuse « Publicité » d'Habermas (« Öffentlichkeit »), dont le sens se révèle chez nous à travers ce qui est inscrit au fronton de l'Hôtel de Ville de Verviers : « Publicité sauvegarde du peuple ». Kant disait que les plus corrompus des hommes ne veulent apparaître que comme des gens justes et vertueux au dehors, donc en public. Il allait même jusqu'à dire que, de ce point de vue, un peuple de démons pourrait se gouverner démocratiquement c'est-à-dire équitablement. Effectivement, comprise comme cela, la Publicité est la sauvegarde du peuple, parce qu'il y a bien plus de chances que les intérêts de la collectivité citoyenne soient sauvegardés si le pouvoir agit publiquement, est contraint par la loi de donner les tenants et les aboutissants (selon la belle expression française), de ses choix, de ses projets, de ses décisions qui, par le fait même que tout cela est rendu public permet que l'on y résiste éventuellement ou que l'on rectifie ce qui va contre l'équité.

La monarchie appartient à une autre Planète que la Publicité qui est vraiment (plus que les élections elles-mêmes finalement), l'une des dimensions essentielles de la démocratie. Elle est liée au Débat qui est l'autre dimension fondamentale des régimes démocratiques. En effet, dès que le Pouvoir doit agir publiquement, puisque nous sommes dans un monde d'êtres humains, il est obligé de donner les raisons qu'il a d'agir de telle ou telle manière. S'il est contraint de donner ses raisons, il engage ceux à qui il en parle à agir de même. Celui qui s'explique, s'étant exprimé, ne peut interdire, par définition, à celui à qui il a livré ses raisons, de réagir de la même façon, soit éventuellement en réfutant ces raisons. Dès que quelqu'un « fait un usage public de sa raison » il incite et permet, requiert même, de ceux à qui ils s'adressent qu'ils en fassent de même. A partir de là le pouvoir démocratique est plus fort que n'importe quel autre pouvoir si, du moins, il parvient à convaincre, c'est-à-dire à faire partager ses raisons par l'universalité de ceux sur qui il exerce un pouvoir, à travers les débats qu'il aura avec eux en vue de parvenir à l'accord entre tous selon les règles de cet « agir rationnel en vue de l'entente » qui est l'une des possibilité de l'activité rationnelle (l'autre étant celle de l'agir instrumental ou la technique). Dans les raisons que l'on peut opposer au Pouvoir, il peut y avoir des raisons visant celui ou ceux qui l'exercent, soit parce que ce pouvoir trop engagé dans un plan où il a mis beaucoup de son énergie ne paraît plus susceptible d'engager une autre politique, soit parce que ce pouvoir est usé, incompétent, plus faible etc. Des raisons qui ne le déshonorent pas nécessairement d'ailleurs. Alors, le ou les détenteurs du pouvoir remettent leur démission. Et l'expérience que nous avons des démocraties, c'est que le même homme ou le même groupe d'hommes ne gardent en général pas le pouvoir le laps de temps qu'un monarque arrivé jeune sur le trône y demeure, c'est-à-dire parfois durant des décennies. Après tout, Albert II est au pouvoir depuis à peu près 18 ans, une durée qui n'a été celle d'aucun Premier ministre dans l'histoire de notre pays comme de bien d'autres pays démocratiques. Le monarque appartient à une autre Planète politique que celle de la démocratie parce que lui (et sa famille, ses ascendants, ses descendants), ne sont pas là pour gouverner publiquement à travers le débat. Ils sont là pour s'identifier au corps politique qu'ils incarnent dans sa pérennité supposée et espérée. Il est donc normal (en un sens !), que le roi, pour assumer cette tâche de représentation de la nation et de prérennisation de celle-ci, soit à l'abri des remises en cause politiques. Et qu'il ne puise mal faire selon la formule fameuse.

Surtout quand une monarchie n'est pas que protocolaire... et ne pourrait l'être!

Le problème c'est que dans les monarchies qui ne sont pas protocolaires ou quasiment protocolaires (comme la monarchie anglaise en donne aussi le sentiment), ce qui est bien le cas de la monarchie belge depuis le départ, le roi intervient dans le bébat politique. Le roi étant somme toute un être humain et prestigieux, descendant de régimes qui ont effectivement exercé un rôle dans la vie des nations, se voit sans doute permettre d'exercer ce rôle. Mais étant donné l'autre rôle de représentation qu'il assume, on veillera à ce que ses interventions ne soient pas connues d'où l'article de la Constitution belge qui stipule que le roi est «irresponsable». Ce qui veut dire qu'il ne peut agir qu'avec le consentement d'un ministre qui par là -même s'en rend responsable. Cette disposition qui semble retirer du pouvoir au roi, lui garantit cependant l'essentiel de son pouvoir d'influence. Il ne peut certes agir publiquement qu'avec un ministre. Mais c'est en réalité pour lui permettre de continuer à agir en coulisses par le moyen des trois droits que Bagehot reconnaît aux monarques constitutionnels. L'anglais qui l'exprime est limpide :

To state the matter shortly, the sovereign has, under a constitutional monarchy such as ours, three rights — the right to be consulted, the right to encourage, the right to warn. And a king of great sense and sagacity would want no others. He would find that his having no others would enable him to use these with singular effect. He would say to his minister: “The responsibility of these measures is upon you. Whatever you think best must be done. Whatever you think best shall have my full and effectual support. But you will observe that for this reason and that reason what you propose to do is bad; for this reason and that reason what you do not propose is better. I do not oppose, it is my duty not to oppose; but observe that I warn.” Supposing the king to be right, and to have what kings often have, the gift of effectual expression, he could not help moving his minister. He might not always turn his course, but he would always trouble his mind. 2

Mais Bagehot explique aussi qu'il y a une condition à la perpétuation de l'exercice de ces droits, c'est que leur exercice ou le contenu de celui-ci demeure secret: Above all things our royalty is to be reverenced, and if you begin to poke about it you cannot reverence it (Par-dessus tout, notre monarchie doit être révérée et si vous commencez à farfouiller à son propos, vous ne pouvez plus la révérer) 3 Cela garantit l'impartialité du roi, dit-on parfois. Cela garantit aussi que se maintienne en démocratie un objet que la Planète démocratie identifie mal puisqu'il s'agit d'une pièce de la machinerie politique démocratique qui ne devrait pas s'y trouver. Tant que cette pièce n'est pas détectable comme pouvant être mise en cause comme n'importe quoi ou n'importe qui sous le régime du peuple souverain et de la Publicité, cela peut aller. Mais si cette pièce est mise à nu (« la monarchie mise à nu » disent les journaux à propos du livre de Buxant et Samyn), elle redevient pareille aux autres et donc permutable et dépouillée de son caractère d'inviolabilité. La Publicité est mortelle pour tout pouvoir qui voudrait y échapper. Bien sûr la monarchie a pu longtemps échapper à la publicité jusqu'à Léopold III. Ce roi fut d'ailleurs sollicité en vue de couvrir des actes du gouvernement et par ailleurs fut entrainé dans des situations où il devait finalement être gravement exposé au Public au point d'en perdre son trône. Ceci à cause d'une autre raison encore, bien expliquée par Arango, à savoir que le roi ne représente un pays, sa cohésion et son unité, que si cette unité existe au préablable et s'il la représente, ce n'est pas parce que le monarque existe, mais parce que ce pays existe, si du moins il existe vraiment et est vraiment uni, mais ce n'est pas le cas de la Belgique 4.

Quant à ce qui vient d'être dit de la monarchie belge, il faut avouer que les membres du Congrès national le relativisaient facilement et étaient finalement bien plus républicains que notre présidentocratie actuelle. Jean-Baptiste Nothomb déclarait au Congrès national en 1830 : « L'hérédité et l'inviolabilité sont deux fictions politiques, deux fatalités publiques, deux exceptions dans l'ordre social. Face à ces fictions se dresse, toujours menaçante, la souveraineté du peuple qui, dans les cas extrêmes, les brisera sur-le-champ. » 5

Voir aussi L'éclipse royale de Pascal Zecha,

(pseudo de Théo Hachez directeur de La Revue Nouvelle et trop tôt disparu)

  1. 1. Crise belge : la meilleure analyse (juin 2010-janvier 2011)
  2. 2. Voyez The English Constitution, p. 86. Nous traduisons : Pour dire les choses brièvement, le souverain possède dans une monarchie comme la nôtre, trois droits - le droit d'être informé, le droit d'approuver, le droit de mettre en garde. Et un roi sagace et de grand bon sens ne voudra avoir rien d'autre comme droits. Il verra que le fait de ne pas en avoir d'autres le rend à même d'utiliser ceux-ci avec beaucoup d'influence. Il dira à ses ministres: " La responsabilité de ces mesures c'est vous qui la prenez. Peu importe ce que vous pensez, il faut faire ce qui convient le mieux. Peu importe ce que vous pensez qu'il y ait de mieux à faire, je vous y encouragerai et vous aurez mon soutien total. Mais vous voudrez bien observer que pour telle ou telle raison, ce que vous proposez n'est pas bon; pour telle ou telle raison, ce que vous proposez n'est pas ce qu'il y a de meilleur. Je ne m'y oppose pas, il est de mon devoir de ne pas m'y opposer; observez seulement que je vous mets en garde." Supposons maintenant que le roi ait raison et qu'il ait le talent que souvent possèdent les rois de s'exprimer efficacement, il pourrait ne pas arriver à aider son ministre à changer d'avis. Il se pourrait qu'il n'arrive pas à modifier le choix qu'a fait son ministre, mais il introduira toujours le trouble dans son esprit.
  3. 3. The English Constitution, p. 76.
  4. 4. Monarchie et unité belge (Ramon Arango)
  5. 5. cité par Robert Senelle (professeur émérite à l'Université de Gand), Emile Clément (licencié en science politiques et sociales de la KUL) et Edgard Van De Velde, chargé de cours à l'Europese Hogeschool RHSAL à Bruxelles), A l'attention de Sa Majesté le Roi, éditions Mols, 2006, p. 477. Voyez Un citoyen toujours déclassé ? (2) en particulier le dernier intertitre au bas de la page.

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Une phrase peu citée

"Même lorsque, comme par le passé, les ministres ne connaissaient rien des plans du palais royal, cela se faisait quand même sous leur responsabilité." (Un roi sans pays" p.179). Voyez tout le compte rendu : http://www.larevuetoudi.org/fr/story/immobilisme-belge-et-république