Critique : Flandre-Wallonie. Quelle solidarité ? Michel Quévit (Couleurs livres)

28 mars, 2010

Histoire de Belgique et Wallonie

 

Flandre-Wallonie. Quelle solidarité?
Michel Quévit résume en quelque sorte ainsi son livre Flandre-Wallonie. Quelle solidarité ?, Couleurs livres, Charleroi, 2010 1:

 

«1.  Dans une première période, de 1830 à 1960, les relations sont étroites entre l'activité industrielle du sillon wallon et l'activité portuaire à Anvers. La Wallonie forte de sa croissance contribue au décollage économique de la Flandre [...] » (p.107).   «  2. Dans la période  de 1965 à 1990, la Wallonie, à l'instar de toutes les régions de tradition industrielle, connaît une crise structurelle d'envergure et entame un processus de déclin de son économie. Parallèlement, la Flandre (...) va faire valoir sa position majoritaire dans le système de décision politique belge. Le processus de flamandisation des institutions nationales et la conquête des postes de décision dans l'Etat central vont progressivement conduire à orienter par priorité les interventions économiques de l'Etat belge vers la région flamande. Ce sera le cas notamment en matière de nouvelles créations portuaires, d'expansion économique et de soutien aux grands secteurs économiques nationaux. La Flandre ne viendra pas au secours de la Wallonie confrontée à son déclin alors qu'elle a bénéficié de sa croissance pendant plus d'un siècle. » (p. 108)

Pour illustrer ce propos il a préalablement instruit 7 dossiers : 1) le développement  maritime et l'expansion des ports flamands 2) le développement des infrastructures de communication (chemins de fer et autoroutes),  3) [les interventions de l'Etat belge dans l'économie au 19e siècle], 4) les charbonnages de Campine et les charbonnages wallons, 5) les lois d'expansion économique de 1959, 6) l'aide aux secteurs nationaux , 7) [les fonds structurels européens.] Nous ne négligeons pas nécessairement les points 3) et 7). Mais pour la clarté du compte rendu, nous parlerons surtout de ceux qui sont soulignés ici en gras.

[Toutes les dépenses citées dans le livre le sont en francs courants. Les francs courants du début des années 60 peuvent être multipliés par 5 ou 6 si l'on veut avoir une idée (relative) de la somme dont on parle,  par  4 à 5 au début des années 70 et par > 2 au début des années 80. Le livre de Michel Quévit comprend dans les annexes une sorte de table permettant d'opérer ces conversions qui ont une valeur relative ou indicative.]

Les ports flamands : Anvers, Zeebruges et la création de Sidmar

Ancien professeur à l'UCL, Michel Quévit cite ici le professeur H.Vanderwee, de la KUL, qui a bien montré que l'expansion du port d'Anvers qui fut le premier port au monde s'explique au 19e siècle par  la croissance de l'industrie lourde en Wallonie. Anvers est intégré au projet industriel du système belge des banques qui avaient pour cadre le monde entier, notamment à travers la construction de vies ferrées dans plusieurs continents (en Europe mais aussi en Russie et en Chine par exemple). La colonisation du Congo est l'autre facteur de la croissance d'Anvers. De nombreux canaux sont construits de Liège et du Hainaut vers Anvers. En 1918 Albert Demangeon, écrivait : « Il est fort peu probable qu'Anvers eût pu soutenir la concurrence avec le port de Rotterdam sans les flux économiques partant de Wallonie. » 2 C'est un des ténors du mouvement flamand intégré au Parti catholique, Georges Helleputte qui mit sur le métier la proposition de relier Liège à Anvers par le Canal Albert, lui-même et ses collègues flamands craignant la concurrence de Rotterdam et les Liégeois qui auraient pu s'y relier par la Meuse comme le montre toute l'affaire du Bouchon de Lanaye, qui n'est pas nécessairement un choix wallon en faveur de Rotterdam. Mais qui peut mettre en concurrence les deux ports au profit de l'économie de a région liégeoise 3. De 1957 à 1968 par exemple Anvers va bénéficier de 10 milliards d'investissements publics générant pour cette période pour plus de 50 milliards d'investissements privés. Le port de Zeebruges a lui nécessité des travaux estimés en 1970 à 115 milliards de francs, les dépenses étant  peu à peu arrachées des différentes gouvernements, les ministres wallons ne s'opposant pas à ce projet, en raison des compensations promises mais qui ne pouvaient, cumulées, dépasser 16 milliards et Quévit de se demander si à l'époque la proportion n'indiquait pas aussi  le rapport de force entre la Wallonie et la Flandre (p. 45). Dans la foulée des avant-projets de Zeebruges, on compte la création de Sidmar, un investissement du capitalisme francophone en Flandre mais dont La décision politique en Belgique (CRISP, 1965), estime qu'il n'a pu se concrétiser (on songeait d'ailleurs à d'autres implantations comme le Borinage), que grâce à un crédit de 7,5 milliards de la CGER et de SNCI, soit 43% du total investi et la création de Sidmar a été l'une des décisions qui a mis en grave péril, la sidérurgie wallonne (notamment parce que la Belgique était déjà alors en situation de surcapacité de production pour l'acier). Sidmar se voulait aussi une réponse à un autre projet sidérurgique concocté en Hollande et qui devait prendre place sur l'île de Rozenburg, au large de Rotterdam, mais ce projet ne vit jamais le jour. En fait, le sillon industriel wallon aurait pu trouver d'autres ports comme Dunkerque et Rotterdam pour écouler les produits de ses entreprises, mais la Wallonie est restée solidaire d'un projet national belge...

On pourrait ajouter aux ports, l'aéroport de Zaventem qui, lui aussi, se trouve en Flandre. Dans Choisir la Wallonie, Jean-Claude Van Cauwenberghe  a développé l'idée suivante que  ( sans le fédéralisme...) « Jamais (...) Charleroi Airport ou Bierset n'auraient pu connaître leur développement actuel et générer les milliers d'emplois directs et indirects que l'on sait. De tout temps en effet, en fonction de son option centralisatrice - et de la localisation de Zaventem en Flandre sans doute - les crédits de l'Etat s'étaient massivement concentrés sur l'aéroport national aussi bien pour le trafic voyageurs que pour le transport de fret. Pour les cinq années de 1975 à 1979, par exemple, l'aéroport national avait bénéficié de 7 milliards 860 millions de francs belges d'engagements réels, tandis que l'ensemble des aéroports régionaux, flamands et wallons  en recevaient  796 millions, Gosselies et Bierset en obtenant pour leur part respectivement 168 et 261 millions. » 4

Autoroutes et chemins de fer

La création du chemin fer en Belgique est une innovation sur le continent en 1835. Cet investissement de l'Etat belge est aussi un investissement symbolique et en 1848, l'ensemble du territoire national est couvert. Il n'empêche que Fernand Baudhuin a souligné à quel point l'axe Bruxelles-Anvers et la connexion d'Anvers et de son port avec le reste de l'Europe constitue « le champ territorial privilégié des interventions économiques et infrastructurelles des pouvoirs publics » 5. Ce qui préoccupe, c'est que la fabrication de matériel ferroviaire soit passée presque toue entière de Wallonie en Flandre. En ce qui concene l'électrification des lignes, on observe que la priorité a été donnée de fait au réseau ferré en Flandre. Michel Quévit met deux dates en regard : l'électrification de Bruxelles-Malines-Anvers en 1935 et celle de Bruxelles-Namur en 1956. Mais l'électrification de la dorsale wallonne, déjà prévue en 1947 ne sera achevée qu'en 1970 avec l'électrification du tronçon Namur-Liège 6 En matière d'autoroutes on assiste au même décalage dans le temps. L'autoroute Bruxelles-Ostende est finalisée en 1956 (p. 56). Elle stimule le développement touristique de la côte belge, ouvre l'accès à la mer pour le transport autoroutier valorisant ainsi la position stratégique de Gand et Bruges. L'autoroute de Wallonie n'est terminée qu'en 1972, et elle a dû renverser les obstacles placés en travers de sa réalisation par ceux qui estimaient prioritaires les liaisons Nord-Sud (donc avec Bruxelles), au détriment des liaisons Est-Ouest 7. En 1964 la liaison Anvers-Aix-la-Chapelle et l'Allemagne via Liège  était réalisée donnant la priorité «  à la liaison de l'hinterland de la Flandre aux autres régions de l'Europe occidentale » (p. 57).  La dernière née des autoroutes sera l'autoroute Bruxelles-Luxembourg qui sera réalisé en raison d'un projet européen visant à relier Anvers au sud de l'Europe et cela à la fin des années 80.

Les charbonnages

La Wallonie a vu fermer ses premiers charbonnages avant 1914 et les charbonnages de la Campine ont commencé à être productifs en 1917. Fernand Baudhuin (cité p. 77), estime que les charbonnages de la Campine n'ont commencé à être rémunérateurs pour ceux qui y avaient investi  qu'en 1939. 18 milliards de francs furent investis en 1951 par la Fédération charbonnière de Belgique, investissements de rationalisations en Wallonie qui allaient déboucher sur la fermeture de toutes les mines wallonnes  (sauf Le Roton fermé en 1984), dans les années 1960, mais investissements d'expansion pour la Campine. Le plan CECA de fermeture des mines wallonnes aura coûté 96 milliards de francs à l'Etat belge (montant arrêté en 1984). Malgré le fait que le charbon de la Campine n'est plus compétitif par rapport au gaz naturel, l'Etat continue et soutient son exploitation en se substituant au privé. Tandis que l'Etat belge dépense 800 millions au Roton, il débourse 10 milliards par an en Campine. De 1976 à 1980, son intervention double. Et, de 1982 à 1991, 163 milliards seront encore dépensés.

Les lois d'expansion économique

De 1959 à 1979, les lois d'expansion économique mises en œuvre par G.Eyskens ont permis que plus de 860 milliards soient investis, moyennant l'aide directe de l'Etat dont près de la moitié sous forme d'avantages en matière de crédit (p.85).  La métallurgie, les fabrications métalliques et la chimie en ont bénéficié à 75%. La Wallonie bénéficie de 39% de ces aides et la Flandre de 58% d'entre elles, le reste allant à Bruxelles. Mais, écrit Michel Quévit, « En Wallonie, les aides de l'Etat sont destinées à affronter les problèmes soulevés par le désinvestissement du privé qui se désintéresse des secteurs traditionnels : rationalisation de l'outil industriel vieilli, avec pour conséquences les fermetures d'entreprises et, pour effet collatéral, le gonflement du chômage régional. » (p. 87) Dans le domaine de la sidérurgie, les aides se répartissent comme suit : 67% en Wallonie, 33 % en Flandre. Mais dans les secteurs d'avenir (chimie et fabrications métalliques), les proportions s'inversent : la Flandre reçoit 68% de l'aide pour la chimie et 65% pour les fabrications métalliques, la Wallonie ne recevant dans les deux secteurs que 31% des aides. Entre 1959 et 1973, cette politique donne lieu à d'importantes croissances de l'emploi en Flandre et du chômage en Wallonie. En février 1981, le ministre des affaires économiques Willy Claes constate que le déséquilibre dans la répartition des aides en 1979 (36% à la Wallonie contre 62% à la Flandre), s'aggrave en 1979 (29% contre 65%). Pour le ministre, cette situation est à imputer au gouvernement wallon (qui doit mieux définir ses priorités et être plus sélectif), alors que, pourtant, pour la période envisagée, seul l'Etat central était responsable. Pour l'auteur « Les propos du ministre Claes sont révélateurs de la manière dont progressivement, par un discours stigmatisant les acteurs wallons,  les dirigeants flamands ont légitimé des politiques défavorables à la Wallonie. » (p. 89). Pour le Professeur Quévit, la corrélation entre l'occupation des ministères économiques et politiques déterminants par des hommes politiques flamands ( à 50% contre 34%), et les fruits de cette politique peuvent être calculés mathématiquement  (voir pp. 90-91). Il est remarquable aussi que cette politique ait été condamnée par l'Europe estimant qu'un grand nombre d'arrondisements flamands qui bénéficiaient de ces aides, ne nécessitaient pas d'être aidés, contrairement à tous les arrondissements wallons qui répondaient, eux, aux critères européens.

Les aides aux secteurs nationaux

En novembre 1978, comme dans nombre d'autres Etats européens, le gouvernement belge rédige son plan sur la sidérurgie. Mais la décision de financer la restructuration de la sidérurgie fut liée à l'activation d'autres aides en différents secteurs : la construction navale (uniquement en Flandre), les charbonnages  (essentiellement en Flandre), le textile (implanté en Flandre à 80%), le verre creux d'emballage (secteur de moindre importance surtout situé en Wallonie), et bien entendu la sidérurgie. Sur le total des  114 milliards d'aides fournis de 1977 à 1980, 76,7 % allèrent à la Flandre et 23,3 % à la Wallonie pourtant entrée dans une grave crise structurelle depuis quelques années. Dans le domaine de la sidérurgie, la Flandre recevait près de 9 milliards et la Wallonie 16, 5 milliards. Mais Sidmar recevait ces 9 milliards tout en ayant indiqué, pourtant, qu'elle était une entreprise saine. Sidmar engagea même du personnel : on a calculé que pour un emploi en sidérurgie, la Wallonie recevait  202.000 F et la Flandre 843.000 F. 8 « Une fois de plus, les aides aux secteurs nationaux ont été réparties de sorte qu'elles stimulaient l'économie flamande qui n'avait pourtant aucun problème structurel. » (p.96). Qui plus est, à partir de 1981 une campagne violente fut menée en Flandre avec comme slogan « plus un franc flamand pour la sidérurgie wallonne ! » Elle est suivie d'effet. Comme l'explique Philippe Destatte, le Gouvernement fédéral décida « la régionalisation du financement de la sidérurgie wallonne par retrait des droits de succession de la liste des impôts ristournables pour la Wallonie, en échange d'une intervention dans les charges du passé des régions et des communautés. »  9 Tout cela alors que le financement des autres secteurs nationaux demeura  national. Finalement, la sidérurgie wallonne, contrairement aux charbonnages de Campine, s'est relevée et a connu encore non pas les charmes d'un long fleuve tranquille mais des progrès, des revers, même si elle a vécu également de nouvelles pertes d'emplois.

Wallonie, Flandre au-delà des clichés

En lisant ce livre qui est un condensé des problèmes qui ont opposé le plus la Flandre et la Wallonie sur le plan économique, on perçoit mieux ce qui a enclenché la marche au fédéralisme. Les positions outrancières prises par la Flandre à la fin des années 70 ne pouvaient que mener la Wallonie à vouloir plus d'autonomie. Il est plus difficile de dire si cette autonomie a été un succès. Mais on ne peut pas se défaire d'un sentiment oppressant qu'exprimaient les leaders wallons de l'époque, même modérément fédéralistes : la Wallonie était en danger de mort. Elle ne va toujours pas très bien aujourd'hui, mais elle a évité le pire. Michel Quévit le souligne en montrant que si le niveau de développement de la Wallonie (PIB/habitant  à 87,3 pour une moyenne européenne = 100) est inférieur à celui de la Flandre (PIB / habitant à 120,1), la Flandre ne fait nullement partie des régions les plus riches d'Europe et la Wallonie ne fait pas partie non plus des régions les plus pauvres. La Flandre est devancée par 45 régions européennes  dont la Catalogne qui est à l'indice 122 du PIB/habitant. La Wallonie a un niveau de développement comparable à celui des principales régions de tradition industrielles (p.128). Malgré les investissements considérables de l'Etat belge qui furent consentis en Flandre, celle-ci ne progresse pas dans le classement des régions européennes en terme de PIB/habitant. La Wallonie recule encore plus (p.130). Le taux de croissance avoisine celui de la Flandre. La productivité du travail est proche de celle de la Flandre.  Il en résulte que l'image d'une Wallonie à la traîne face à une Flandre vigoureusement dynamique ne tient pas la route. Mais, selon Michel Quévit, la Flandre a besoin de cet ennemi que sont les Wallons pour s'affirmer. Le mouvement flamand est devenu « un vecteur de domination d'une collectivité territoriale minoritaire par une autre majoritaire » (p.149). Ce qui explique la permanence de ce mouvement nationalitaire en Flandre, c'est le fait qu'elle est liée à la force opératoire de l'opposition à un ennemi extérieur pour mobiliser l'électorat au sein de la Communauté flamande, limiter les conflits sociaux internes et maximiser le rapport de force politique de la Flandre. » (p.149). C'est aussi dans la ligne de cette stigmatisation que la Flandre (certaines minorités influentes), se fondent sur les transferts pour scinder la sécurité sociale (et cette revue a montré que les transferts inter-régionaux en Belgique sont parmi les plus faibles de toute l'Europe: voir Les données profondément modifiées de la question wallonne (+ les transferts)).

Le rôle du CVP dans le système nationalitaire flamand

Il convient de citer in extenso les lignes suivantes : « Dans une étude consacrée à la compétition politique en Belgique, réalisée en 1975 avec le professeur Michel Aïken, alors professeur à l'université du Wisconsin aux USA,  consacrée aux résultats électoraux de 1919 à 1974 en Belgique, nous avons observé l'existence en Flandre d'une "symbiose sociologique " forte entre les électorats de ces deux familles politiques [NDA: l'électorat catholique et l'électorat nationaliste flamand], qui dominaient la compétition électorale. L'analyse montrait que de tels transferts électoraux n'existaient pas pour les deux autres grandes formations politiques flamandes, le parti socialiste et le pari libéral. Une analyse plus qualitative a conduit à identifier un paradigme politique fondamental qui traverse la problématique de la décision politique en Belgique. Un responsable politique flamand qui prétend à la fonction de Premier ministre se doit de gérer  la contradiction suivante : il doit soutenir la position d'un chef de gouvernement pour l'ensemble des Belges, y compris les Wallons et les Bruxellois, tout en défendant les revendications flamandes. Pour garder l'électorat attiré par les thèses nationalitaires, il est impératif qu'il démontre sa détermination flamande à travers ses participations gouvernementales successives. Il doit donc à la fois promouvoir les revendications nationalitaires et les contenir. Le CVP a excellé dans cette contorsion qui reste d'actualité comme en témoigne la réaction du président de la N-VA, Bart de Wever à l'occasion d'une récente interview : Yves Leterme  est flamingant pour obtenir des voix, mais il est belgicain pour être Premier ministre. Elle illustre aussi le climat des relations entre la N-VA et le CD&V, ce dernier cherchant à préserver son statut de parti dominant sur l'échiquier politique en Flandre et par voie de conséquence dans l'Etat belge. » (pp. 119-120).

Les causes des difficultés économiques wallonnes

On peut avoir une certaine réticence par rapport au vocabulaire dont use Michel Quévit quand il qualifie la Flandre de « nationalitaire ». En effet, sa distinction entre « nationaliste » et « nationalitaire » ne saute pas aux yeux. Et il y a dans le nationalisme flamand comme dans le nationalisme belge un aspect banal dont parle Maarten Van Ginderachter. Quévit n'a-t-il pas tort de faire de Fichte un philosophe pour  lequel la nation se déterminerait de façon « objective » (p.113) et de le rapprocher de Maurras ? Ou encore de les considérer comme les auteurs qui ont mis en avant la coïncidence de la nation et de l'Etat alors que tous les Etats-nations sont fondés sur ce principe ? 10

Mais peu importe. L'analyse que Michel Quévit fait ci-dessus avec Michel Aïken de la stratégie du CD&V, le parti autrefois catholique qui a dominé la vie politique belge quasiment sans interruption de 1884 à aujourd'hui et, dès l'année citée, en fonction de son aile flamande, est instructive. Cette stratégie du CD&V renvoie à celle des fondateurs de l'Etat belge et de la bourgeoisie francophone belge qui dominera cet Etat jusqu'aux années 50 et 60. Le projet de cette bourgeoisie est un projet national qui table certainement sur la richesse inouïe du sillon industriel wallon, mais qui connecte ce sillon avec l'axe Bruxelles-Anvers et l'ensemble de la Flandre, elle-même fatalement avantagée par une Etat national comme l'Etat belge qui mise fondamentalement  en termes d'infrastructure routière, ferroviaire, portuaire, aéroportuaire sur la Flandre. Tant que  l'activité économique du sillon industriel wallon  a été florissante, les responsables wallons pouvaient se retrouver et retrouver leur intérêt dans cette politique économique et géopolitique. Sauf cependant par rapport à la centralisation politique et économique opérée à Bruxelles qui déposséda la Wallonie industrielle de la maîtrise de son développement, celui-ci se maintenant cependant un siècle encore après  cette sorte de capture.

Il est vrai cependant que, sur le plan politique, la Wallonie s'est retrouvée en situation de minorité dès 1884 et que cela n'est sans doute pas étranger  au développement de la Flandre et de Bruxelles jadis compatible avec l'intérêt wallon. Mais le mouvement wallon (émanant de courants politiques minorisés dans l'Etat belge, les socialistes et les libéraux et même la fraction wallonne du parti catholique), a très vite manifesté son malaise face à cette situation. Y compris en termes économiques et bien avant qu'une classe dirigeante flamande ne se substitue progressivement  à la classe dirigeante francophone. En mai 1912, une manifestation organisée par les mouvements wallons de l'ensemble du pays wallon réunit 20.000 personnes à Liège pour protester contre le fait que le lien ferroviaire entre Bruxelles et l'Allemagne éviterait  Liège. L'Assemblée wallonne proteste contre le fait que les plans de défense de l'armée belge sont conçus de telle façon que la plus grande partie du territoire wallon est abandonnée à un envahisseur venu de l'est. La même stratégie vaudra en 1940. Et en 1914, en tout cas, l'armée belge se replia d'abord sur Anvers comme sur le réduit national. Sur un plan plus intellectuel ou symbolique les grandes Histoires de Belgique qui se construisirent à la fin du 19e siècle et au début du 20e siècle mettent fortement l'accent sur le passé flamand. La culture belge se définit prioritairement par rapport à la Flandre. La Lettre roi sur la séparation de la Wallonie et de la Flandre, paraît le 15 août 1912 dans La Revue de Belgique. Elle résume et synthétise tous ces griefs annonciateurs de tous ceux qui furent reformulés dans l'entre-deux-guerres puis avec plus de vigueur encore  après 1950 et 1960 contre une Flandre qui joua encore plus étroitement les atouts qui avaient déjà été abattus par la bourgeoise nationale belge en sa faveur, sans que ce but n'ait été recherché comme tel. Le 3 mai 1918, un fonctionnaire belge rédige un rapport prémonitoire où il souligne le danger de la situation qui écarte les régions industrielles wallonnes de la direction du pays 11. Il nous semble que la peur qui parcourt ce rapport que Paul Delforge a mis à jour et qui résume formidablement la situation en 1918 se justifiera quand les tensions que cette situation exacerbe iront jusqu'à la violence en juillet 1950. La réponse en quelque sorte politique de la Wallonie en 1950 à sa minorisation (quand elle est extrême, ce qui était le cas en 1950),  sera suivie d'une réponse plus économique durant la grève de 1960-1961. La réponse politique de 1950 débouche sur une victoire apparente parce que le roi Léopold III se retire ou du moins le feint 12.

La réponse économique débouche sur une défaite qui, cependant, produira le fédéralisme, seule réponse possible à l'emprise exagérée de la Flandre sur l'économie belge et la façon dont elle finit par y défendre son seul intérêt, surtout dans les dernières décennies qui précèdent la régionalisation définitive d'août 1980 et d'ailleurs encore les années qui suivent.  C'est cette période qu'examine le Professeur Michel Quévit. C'est un rappel salutaire. Car les Wallons, habitués au fédéralisme le voient encore trop souvent comme l' échec  d'une unité belge qui est - ô paradoxe! - la vraie raison des difficultés qu'ils subissent, notamment les taux de chômage élevés des grandes villes du sillon industriel. Tant les nombreuses observations de Michel Quévit que celles que l'on y a jointes pour terminer ce compte rendu (en brossant à grands traits une minorisation politique culturelle et sociale), permettent de poser la question de savoir si la Wallonie économique n'aurait pas tout simplement disparu sans le fédéralisme.

Ce dont nous manquons, c'est d'une vision globale, interdisciplinaire de l'histoire récente de la Wallonie où l'on devrait lier entre elles les causes et les origines de la Wallonie autonome de 2010. Les causes politiques, économiques, sociales, culturelles, intellectuelles, symboliques, populaires. La Wallonie est dans le monde,  au sein d'un système fédéral, comme cette revue le rappelle sans cesse avec C.E. Lagasse 13, la seule entité souveraine qui, sans être un Etat indépendant, se trouve dans la situation d'un Etat confédéré à deux autres Etats. Ce qui donne  à son Parlement le dernier mot en matière de législation et  à son gouvernement  la capacité d'avoir une politique extérieure avec une liberté d'action égale à celle d'un Etat souverain dans la mesure où le système belge possède des traits de confédéralisme. 14

Post-scriptum (de ce 29 mars): deux analyses devenues classiques

Il est frappant de voir que bien d'autres auteurs ont signalé la combinaison entre le projet national belge de la bourgeoisie francophone et la connexion du sillon wallon au système politique, bancaire et logistique massivement implanté à Bruxelles et en Flandre. Philippe Destatte rappelle à la suite de Pierre Lebrun et de Michel Quévit ce que nous nommions plus haut la capture de l'économie wallonne par le système belge dès 1847. Après avoir décrit les progrès de Cockerill à Liège, de  Dupont et Huart-Chapel à Charleroi, entre autres, Philippe Destatte écrivait en 1997, suite aux rappels de ces faits qui précèdent la troisième étape du développement de la révolution industrielle en Wallonie:

«L'enthousiasme, l'avidité technique et la hâte du moment entraînent les entrepreneurs au gigantisme, ce qui les amène à prendre des risques démesurés. Crises de la production et crises du crédit vont se succéder. Le système bancaire domine dès lors l'industrie en prenant des participations financières dans les entreprises, principalement par la création de sociétés anonymes. La décision économique échappe ainsi à l'espace wallon pour s'installer à Bruxelles, devenu centre financier lors de la mise en place du pouvoir politique belge en 1830. En 1847 tout est joué. Bruxelles structure et domine l'espace belge. » 15

En renfort plus évident encore à toute l'analyse faite par Michel Quévit, Daniel L.Seiler écrivait dès 1982:

« La politique d'équipement pratiquée en Belgique - routes, chemins de fer, canaux - articulèrent l'économie du pays sur un axe Nord-Sud, centré sur Bruxelles - avec tout ce que comporte le statut de capitale d'un Etat centralisé - et sur Anvers, centre des affaires. Grâce à l'ouverture du canal de Gand-Terneuzen, l'ancienne capitale du comté de Flandre devint progressivement un vase d'expansion portuaire pour Anvers; elle deviendrait après la seconde guerre un centre important. La Wallonie poursuivait grâce à ses houillères une expansion industrielle intense autour de différents bassins - Liège, Charleroi, Mons le Borinage etc. Cependant ce développement correspond au modèle qu'Hechter propose de l'industrialisation dépendante. Les décisions se prennent ailleurs: les bassins industriels, non reliés entre eux, dépendent de Bruxelles. Liège ex-capitale d'un Etat souverain, se trouve progressivement marginalisée; elle qui domina la Belgique de 1830-1840, se mua en un chef-lieu d'une agglomération industrielle. Des projets présentés comme la favorisant bénéficièrent surtout à Anvers. Au moment où éclate la "crise de l'Unité belge", celle-ci s'articule autour du triangle Bruxelles-Anvers-Gand. La Flandre va progressivement dominer le système économique créé par le centralisme. Déjà bien pourvue dans le secteur commercial et financier, elle va bénéficier de l'implantation des industries de pointe - automobile, chimie, pétrole et nouvelle sidérurgie -, alors que la Wallonie souffre du vieillissement industriel. En revanche, le géant économique qui grandit en Flandre se double d'un nain politique et culturel.  Le pouvoir appartient à la bourgeoisie belge et francophone. De là naîtra la crise qui mine le Belgique.» 16

Voir aussi EDITO: Pourquoi Quévit est si écouté et Tableaux tirés de ''Flandre-Wallonie. Quelle Solidarité?" (Aides européennes 1989-2013)

(Ajout de ce 10 novembre 2010)

De nombreuses personnes imprégnées notamment du message du livre du Professeur Quévit prendront la parole à Charleroi lors d'une réunion qui s'avère peut-être même plus qu'importante et dont tous les renseignements sont sur cette page

Il est temps de faire cesser les mensonges unitaristes et nostalgiques sur le destin du pays wallon!

 


  1. 1. Comment commander ce livre?
  2. 2. Albert Demangeon, Anvers, in Annales de géographie, vol. 27, n°148.
  3. 3.   Ecluses de Lanaye
  4. 4. Jean-Claude Van Cauwenberghe, Choisir l'avenir, Pire, Bruxelles, p. 153. De la p. 143 à la p.150, cet ouvrage que le Ministre-Président wallon de l'époque a écrit avec les techniciens de son cabinet donne une vingtaine d'exemples de la réalité des rapports avec la Flandre avant  l'institution du fédéralisme. 
  5. 5. Fernand Baudhuin, Histoire économique de la Belgique, 1914-1939, Bruxelles, 1944.
  6. 6. Voir l'article Transport ferroviaire par Pol Delforge dans l'Encyclopédie du mouvement wallon, Tome III, 2001 pp. 1540-1550). Dans cet article Pol Delforge développe longuement les raisons, le plus souvent politiques et non pas techniques ni commerciales, du retard, parfois vertigineux, mis à électrifier le chemin de fer en Wallonie.
  7. 7. Elle n'est d'ailleurs vraiment terminée qu'en 1974. On trouvera ici une carte expliquant très clairement le développement des autoroutes belges à partir des années 50 et la date de leur mise en service.
  8. 8. Jean-Claude Van Cauwenberghe, Choisir la Wallonie, Pire, Bruxelles, 2004, p. 146.
  9. 9. Philippe Destatte, L'identité wallonne, IJD, Charleroi, 1997, p. 357. Il signale que cette mesure était injuste dans la mesure où la Wallonie avait mieux géré ses budgets régionaux.
  10. 10. On trouvera un rapide état de la question sur ces sujets en lisant Critique (I) : Le chant du coq (Maarten Van Ginderachter) et notamment le texte précédant immédiatement et suivant immédiatement l'intertitre  L'idée d'un « nationalisme banal » avec une référence à JM Ferry interprétant Fichte. Sur cette question lire aussi  Marc Maesschalck Fichte et la question nationale
  11. 11. Wallons /Flamands: le mot 
  12. 12. Léopold III régna longtemps après son abdication
  13. 13. Conversation avec Jean-Maurice Dehousse et Charles-Étienne Lagasse [les institutions de l'Etat belge]
  14. 14. Parmi quelques références sur ceci, citons C.E. Lagasse à propos des accords de coopération entre Régions : «  Le confédéralisme n'est pas loin » Charles-Etienne Lagasse,  Les nouvelles institutions politiques de la Belgique et de l'Europe, Erasme, Namur, 2003, p. 405.  Vincent de Coorebyter, Directeur du  CRISP : « La Belgique est  (...) incontestablement, une fédération : il n'y a aucun doute  (...) Cela étant, la fédération belge possède d'ores et déjà des traits confédéraux qui en font un pays atypique, et qui encouragent apparemment certains responsables à réfléchir à des accommodements supplémentaires dans un cadre qui resterait, vaille que vaille, national.  In La Belgique (con)fédérale in Le Soir 24 juin 2008.   Michel Quévit, « Le système institutionnel belge est déjà inscrit dans une dynamique de type confédéral »  in    Le  confédéralisme est une chance pour les Wallons et les Bruxellois'', in Le Soir, 19 septembre  2008. Michel Quévit l'avait d'ailleurs dit   déjà en 1984 avec Robert Deschamps, Michel Quévit, Robert Tollet,  dans  Vers une réforme de type confédéral de l'État belge dans le cadre du maintien de l'union monétaire , in Wallonie 84, n°2, pp. 95-111.
  15. 15. Philippe Destatte, L'identité wallonne, IJD, Charleroi, 1997, p. 51. Nous soulignons...
  16. 16. Cette distinction claire et nette entre le pouvoir francophone bourgeois et l'intérêt collectif wallon n'est pas encore claire en maints esprits près de trente ans après que ces lignes lucides aient été écrites par Daniel L.Seiler in Les partis autonomistes, PUF, Paris, 1982 (p. 86) (Coll. Que sais-je? Chapitre IV La Belgique).

Commentaires

Non à un fédéralisme de concurrence

Aujourd'hui, dans LE SOIR, Michel Quévit s'oppose au fédéralisme de concurrence qui semble se dessiner à travers les derniers résultats des négociations en vue de la formation d'un gouvernement, un fédéralisme qui signifierait, selon M.Quévit, que « Chaque composante fédérée reçoit les fruits de l'impôt en fonction de sa richesse propre. De la sorte, la Flandre rapatrie progressivement du niveau fédéral vers les Régions (et leurs enveloppes financières) à forte connotation de solidarité financière comme la sécurité sociale et l'impôt des personnes physiques.» Et le Professeur louvaniste d'évoquer une tendance du même genre présente en de nombreuses régions européennes riches qui souhaitent aller dans le même sens que la Flandre, comme la Catalogne ou le Nord de l'Italie. On pourrait rétorquer à cela que les Flamands n'ont jamais mis en cause le financement national de la Sécurité sociale et qu'ils souhaitent surtout gérer eux-mêmes ces questions de solidarité sociale en Flandre. Mais il y a deux choses peut-être plus importantes à dire encore: 1. Quand on a lu attentivement le livre de Michel Quévit, on se demande comment on pourrait encore vraiment coopérer avec la Flandre, l'impression que la lecture de son livre laisse étant qu'il est formidablement difficile de «coopérer» avec la Flandre même dans un cadre fédéral (comme le montre l'exemple des fonds structurels européens). Ce qui pourrait laisser entendre que la seule façon de coopérer avec la Flandre serait de le faire dans le cadre de Régions souveraines, le poids de la Flandre dans un contexte belge étant trop lourd, de toute façon. 2. Il y a déjà dans beaucoup de domaines des situations qui n'illustrent guère la solidarité nationale comme le fait que les enseignants wallons et bruxellois francophones (sauf peut-être ceux qui travaillent à l'université), perçoivent des honoraires inférieurs de 15 à 20% à leurs homologues flamands. Et il en est de même de bien des salaires d'ouvriers ou d'employés d'ores et déjà (comme le rappelait Francis Gomez de la FGTB wallonne à la mi-juin), alors que ce sont presque toujours les menaces que ferait peser la future réforme dans ces domaines qui sont mises en avant par des médias souvent unitaristes pour refuser une réforme de l'Etat trop poussée. Mais en bien des domaines, le mal est déjà là et même tellement là que l'on peut avoir le sentiment que le "restons unis par solidarité" ne vaut déjà plus pour une très grande part des revenus.

Une pièce à verser au dossier

http://archives.lesoir.be/la-flandre-doit-changer-de-modele_t-20091211-0... (un avis de Michel Quévit et d'autres économistes ainsi que de responsables flamands)