Critique : Jean Louvet "Comme un secret inavoué"

20 novembre, 2013

Lui et Elle

Véronique Dumont et Fabrice Rodriguez dans "Comme un secret inavoué" de Jean Louvet

Un homme dans une file d'attente —c'est un lieu important de dramatisation chez Louvet—, procure un ticket d'attente à une femme, mais, en le lui glissant dans la main, maintient quelque temps celle-ci dans la sienne. C'est le début d'une rencontre. Nous l'apprenons par les acteurs eux-mêmes 1, quand déjà la pièce est commencée, une pièce dont le décor ne nous est connu, lui non plus, que par les acteurs eux-mêmes, une chambre d'hôtel. Les spectateurs sont assis sur des parallélépipèdes de pierre de part et d'autre d'un espace indistinct où les acteurs jouent leur jeu. Ils le jouent tellement bien, si intensément que la proximité physique n'est là au fond que pour montrer qu'elle ne sert à rien, tellement le spectacle transcende tout, comme s'il se déroulait sur une scène éloignée.

Lui et Elle

Une scène éloignée à cause de cette intensité seulement, car qui ne serait pas pris par ce qui se joue entre ces deux-là, dont l'origine est une caresse? Lui (les acteurs ne sont désignés que par ces pronoms personnels, Elle et Lui), dit « votre main s'est laissée faire» et Elle dit qu'elle s'est « laissée prendre. Je n'ai pas réagi. Pas eu le temps. Le temps de me laisser voler cette pression » et puis, après un temps : « Cette caresse ». Elle et Lui sont en somme consentants. Les deux acteurs jouent durement, comme s'il s'agissait d'une dispute, mais d'une dispute dont ils ne sont pas les antagonistes, mais dont la caresse fondatrice de leur liaison est jetée contre un monde froid, contre « l'air dans la ville que je n'aime pas » dit Lui, « un air qui vous paralyse en douce dans vos pensées, dans vos projets. »

Jean Louvet dit lui-même que dans cette situation on s'attend (comme au cinéma ajouterais-je), que d'une minute à l'autre « les wagons s'accrochent » comme disait mon jeune frère enfant à chaque baiser enregistré sur le petit écran. Mais ce n'est pas cela dit Lui : « Je vous ai pressé la main comme on le fait parfois lors d'un enterrement. Le cercueil est en place. On sort du cimetière en file devant la famille. On dit quelques mots, quelques larmes. Certains ne disent rien [...] ils pressent des mains, veuve ou orphelin. »

D'ailleurs un peu plus avant de cette marche en avant d'une âme vers une autre, Elle raconte une autre histoire, plus banale encore si l'on veut, où mise en présence d'une dame habillée de rose qui ne trouvait pas le prix des raisins blancs dans un supermarché, elle a pu le faire sortir de la machine tout « frétillant » et avoue : « Cela m'a fait du bien de chercher avec cette adorable dame le prix des raisins blancs. » Puis Elle n'a pas osé la rattraper pour lui parler. Lui répond : « Détrompez-vous. Elle n'attendait peut-être que cela. Vous parler. Tant de réserve, tant de pudeur nous font parfois rater de si beaux moments, de si belles heures. » Lui et Elle imaginent qu'ils pourraient se quitter mais au fond se disent l'un à l'autre que cela n'arrivera pas et Lui affirme alors qu'ils se diront, lors de retrouvailles : « Je croyais que je ne vous verrais plus. Enfin, vous êtes là. » Enfin Elle prononce le fin mot de toutes les rencontres : « J'ai le sentiment de vous connaître depuis toujours. »

Le mystère de la pièce

Le mystère de cette pièce réside peut-être dans le dialogue des deux protagonistes, sans cesse sur le point de devenir des antagonistes et qui finissent par se rejoindre sur la scène en se murmurant des mots à l'oreille l'un de l'autre prolongeant ainsi la caresse initiale de Lui qui n'a pu la reconnaître comme caresse que lorsque Elle le lui a dit que c'en était une.

Tout le long de la pièce j'ai pensé à la façon dont Roger-Pol Droit dans Le Monde commentait la notion de caresse chez Emmanuel Levinas. Pour Levinas le corps caressé-caressant n'est ni celui de la physiologie, ni celui des anatomistes ou des médecins, ni de l'artiste dansant. Un corps à la limite du dicible et du pensable.

Et puis ces mots très forts : « A la pensée du regard - qui depuis Platon discerne des arêtes fixes, qui voit l'autre comme une chose parmi les choses, qui privilégie l'identité - la réflexion contemporaine, depuis Emmanuel Levinas, oppose donc une pensée du toucher, qui voudrait fonctionner différemment. Sans doute peut-on la juger déconcertante, car elle n'est pas bardée de certitudes ni cuirassée d'évidences. Mais cet incertain possède, en revanche, une portée éthique fondamentale. « Il faut que les catégories manquent, écrit Levinas, pour qu'autrui ne soit pas masqué ».2 »

Lorsque mon père est mort, ma mère...

Lorsque mon père est mort à 50 ans, brutalement, ce « foutu 28 août 1966 » comme me le disait récemment ma plus jeune sœur, j'ai vu ma mère effondrée au plus profond d'une douleur d'adulte qui rend presque enfantin. Et puis à la visite d'un collègue de mon père, un dessinateur, un artiste d'une grande sensibilité, un ami, je l'ai vue se laisser prendre longuement les mains et se laisser essuyer les larmes à l'aide du mouchoir blanc fin et bien plié que cet homme délicat avait peut-être pris le soin d'emporter avec lui en songeant à ce à quoi il allait servir. J'étais auprès d'eux, évidemment, je ne les gênais pas du tout —et d'ailleurs je ne l'étais pas plus qu'eux, étonné cependant —parce que ce qui se passait entre eux était d'une grande pureté et d'une grande noblesse, que cela devait se passer entre eux tout en étant parfaitement accessible à la vue d'autres personnes. Y a-t-il un moment où (sauf par mon père), ma mère ait été aussi profondément aimée ?

La caresse est un secret inavoué, inavouable, prodigieux.

Mise en scène : Frédéric Dussenne Co-production : Rideau de Bruxelles/L'Acteur et l'Ecrit Compagnie Frédéric Dussenne . En partenariat avec L'Atelier 210. Jusqu'au 23 novembre ATELIER 210 Chaussée Saint-Pierre 210 - 1040 Bruxelles Infos Réservations : 02 / 737 16 01
(Avec des extraits de la pièce « Comme un secret inavoué » de Jean Louvet, publié aux Editions Lansman)


  1. 1. Véronique Dumont et Fabrice Rodriguez
  2. 2. Le Monde du 28 août 2009.