Critique : "Le mouvement flamand expliqué aux francophones" (Alain Destexhe) (I)
Alain Destexhe a certainement eu une bonne idée de présenter le mouvement flamand aux francophones in Le mouvement wallon expliqué aux francophones, La renaissance du livre, Bruxelles, 2011 (préface de Bart De Wever dont nous reparlerons dans la deuxième partie de ce compte rendu). Son livre est donc en quelque sorte patronné par Bart De Wever qui en écrit la préface et considère que, même s'il n'aurait pas écrit certaines choses de la même façon, il avalise en gros le travail d'Alain Destexhe. Nous reviendrons sur cela. Notons que ce livre est la deuxième édition d'un livre paru d'abord chez Luc Pire en 2008. Le commentaire ici ne vise que la deuxième édition.
Alain Destexhe ne fait pas mystère de son point de vue en écrivant (p.18), qu'il s'agit d'un livre écrit « par un francophone attaché à la Belgique ». Il rappelle aussi que Bruxelles (dont Alain Destexhe est un député régional), constitue le grand traumatisme du mouvement flamand qui a pour objectif (impossible voire improbable écrit-il) « d'arrêter la progression du français dans la périphérie, tout en tentant de masquer de diverses façons cette omniprésence du français dans une capitale historiquement flamande » (p.19). Notons que l'auteur signale à la page suivante que l'idée de séparation administrative a été lancée par ce qu'il appelle « des francophones » en ajoutant que, à l'époque, on disait « des Wallons » (p.20). Ce qui paraît être toujours le cas (comment appeler sinon les habitants de la Wallonie?). Il ajoute que des leaders politiques wallons ont voulu scinder la politique économique (ce qui semble exact), mais aussi la sécurité sociale (ce qui l'est moins, le projet de ces leaders étant socialiste et renardiste). Il cite l'année 1965 pour dire qu'elle marque le dépassement du chiffre du PIB wallon par habitant par le PIB flamand par habitant sans tenir compte du fait que ce chiffre n'a pas été tout de suite connu. Et qu'il n'a pas revêtu d'emblée l'ampleur actuelle. Il avalise en un sens la théorie des transferts en matière de sécurité sociale qui cependant n'a commencé à être une théorie politique flamande que depuis 1979, soit en un sens quand même très vite après que cette modification est devenue plus significative avec l'accentuation du déclin wallon fin des années 70, décrit souvent comme « une crise dans la crise » ce que l'auteur ne semble pas avoir bien perçu. Il reconnaît cependant que l'écart de développement s'est stabilisé. Il met également en avant les chiffres du chômage wallon, les mauvais résultats des enquêtes PISA pour l'enseignement en Wallonie (mais ici en taisant que ces résultats sont ceux d'une moyenne de l'enseignement francophone, Région bruxelloise comprise, et peuvent viser aussi l'élitisme de l'enseignement francophone).
L'oubli de la dimension politique et économique du mouvement flamand
Pour Alain Destexhe, « si les deux plus grandes régions du pays se trouvaient à un niveau socioéconomique équivalent, le débat [communautaire] se poserait tout à fait autrement » et même peut-être « ne se poserait-il pas » ajoute-t-il (p. 21). Ce qui semble être une hardiesse : cet écart n'a pas toujours été ce qu'il est aujourd'hui. Mais Alain Destexhe, très attentif aux dimensions économiques des problèmes, ne fait aucune analyse dans ce livre des dimensions économiques, sociales et politiques du mouvement flamand, des atouts dont il a pu disposer dans le cadre d'une majorité démographique flamande constante en Belgique depuis 1830, de la manière dont la bourgeoisie francophone a organisé la Belgique économique en faisant de Bruxelles le lieu d'où était dirigé le développement wallon et d'Anvers le port par lequel s'écoulait les prodigieuses richesses de cette Wallonie qui fut longtemps la « première usine du continent ». Il faut faire d'emblée cette critique dans la mesure où l'auteur écrit que, « [après] quelques mois dans l'histoire de Belgique et du Mouvement flamand, je suis frappé par les occasions manquées de construire une Belgique bilingue. Refus d'accorder le moindre droit culturel aux Flamands en Wallonie, refus de construire un Etat bilingue dans les années 30, refus du bilinguisme pour les fonctionnaires des administrations centrales, refus d'une administration bilingue sur l'ensemble du territoire, refus d'imposer le néerlandais comme seconde langue obligatoire dans l'enseignement francophones, et j'en passe. » (p.22).
On peut évidemment citer Michel Quévit à ce propos et sa thèse bien connue de 1978 Les causes du déclin wallon (EVO, Bruxelles), qui développe cet aspect des choses entre autres dans le Chapitre II Le développement du capitalisme industriel en Flandre et l'enjeu de la politique régionale (1920-1947), aux pages 79 à 108 1 Quévit met d'ailleurs l'accent sur le fait que cette politique avait aussi comme finalité d'assurer l'hégémonie du patronat flamand dans la Flandre elle-même. Il oppose à cela la bourgeoisie francophone dont la finalité est plus clairement économique et sociale : « les rapports sociaux sont directement rapportés à leur substrat réel : l'antagonisme de classe » (p. 89). Au contraire, pour la bourgeoisie flamande, « le champ économique ne doit pas être le lieu d'affrontements entre les classes sociales à l'intérieur de la société flamande, le conflit social fondamental est un conflit de communauté à communauté. La politique économique acquiert ainsi une dimension régionale. » (p.90). Lors de la création du VEV (Vlaams EconomischVerbond que l'on peut considérer comme l'ancêtre du VOKA, Vlaams netwerk van ondernemingen, et dont il se dit que la NVA est la façade politique), son premier président déclare : « Nous devons avoir avant tout conscience que l'organisme que nous appelons à la vie doit être sérieux comme le doit l'être quelque chose qui doit aider effectivement à l'émancipation morale et matérielle de notre peuple... C'est pourquoi le but que nous avons doit être bien précisé : nous désirons que notre langue occupe dans les affaires la place qui lui revient de droit et, que la puissance économique qui jusqu'ici se trouve en grande partie entre les mains de nos adversaires, passe lentement aux mains de Flamands convaincus et conscients, qui l'emploieront à revigorer et fortifier la communauté flamande. » (citation p. 90 : c'est l'auteur qui souligne).
L'oubli de la situation perpétuellement minoritaire de la Wallonie
Cette Flandre qui se propose ces buts très hostiles à la bourgeoisie francophone, mais aussi à tous ceux qui « indistinctement parlent sa langue » (p. 90), a les moyens de sa politique, les moyens en quelque sorte parlementaires, pour ne pas répéter le mot « politique » 2.
A. Beernaert : 26 octobre 1884/ 17 mars 1894 60% 14 % 26 % J.de Burlet : 26 mars/1894/25 juin 1896 75 % 9 % 16 % P.de Smet de Naeyer : 26 juin 1896/ 23 janvier 1899 87 % - 13 % J.Vanden Peereboom : 24 janvier 1899/ 31 juillet 1899 84% - 16 % P. de Smet de Naeyer : 5 août 1899/ 12 avril 1907 76 % - 24 % J. de Trooz : 1er mai 1907/ 31 décembre 1907 67 % 11 % 22 % F.Schollaert : 9 janvier 1908/ 8 juin 1911 57% 22 % 21 % Ch. de Broqueville : 18 juin 1911/ 4 août 1914 42% 22 % 36 %
Périodes et Ministères
Flamands
Bruxellois
Wallons
3.
Certes, le tableau ci-dessus ne concerne que les années de 1884 à 1914, mais ce sont celles, on le verra dans le livre d'Alain Destexhe qui marquent les premières victoires du mouvement flamand. En outre on sait depuis les travaux de Paul Delforge sur la Wallonie et la Première guerre mondiale que tout cela a pu faire l'objet de constats précis et lus attentivement par ce qui compte en Belgique comme ce rapport du 3 mai 1918, envoyé à l'ambassade de Belgique Lahaye où il fut photographié et envoyé au gouvernement belge à Sainte-Adresse et à Albert I : « Par la jeu de notre politique intérieure, la direction des affaires du pays appartient à un parti qui s'appuie principalement sur les régions flamandes et agricoles de la Belgique, alors qu'elle échappe entièrement aux régions industrielles wallonnes du pays. C'est là une situation qui n'est pas normale, qui procède d'une application défectueuse du régime parlementaire (...) qui était déjà visible avant-guerre et qui va empirer. La différence entre la question flamande et la question wallonne, c'est que les Flamands poursuivent l'accomplissement graduel d'un idéal d'ordre intellectuel et moral, tandis que les Wallons exigent l'abolition immédiate d'un état de choses qu'ils regardent comme abusif et vexatoire. » 4. L'auteur du rapport préconise comme solution à ce problème le retour à l'unionisme (pratiqué au début de l'existence de l'Etat belge, pendant une vingtaine d'années, c'est-à-dire la présence de tous les partis politiques au sein du gouvernement central, formule qui peut être considérée comme annulant la discussion démocratique mais qui est cependant appliquée en Suisse, un pays institutionnellement très différent de la Belgique). Cette solution, on a le sentiment en lisant la nature des coalitions formées entre les deux guerres qu'elle a été appliquée en tout cas très souvent, mis à part les gouvernements de coalition entre libéraux et catholiques et le très bref gouvernement Poullet-Vandervelde qui dura à peine un an et qui est l'unique gouvernement de durée raisonnable où les socialistes sont au pouvoir avec un seul partenaire, ici les démocrates-chrétiens. Le constat du fonctionnaire de mai 1918 semble donc aussi valoir pour l'entre-deux-guerres - et au-delà. Il sera donc difficile de penser que le mouvement flamand, surtout en ses éléments les plus influents (le patronat), ait vraiment songé seulement créer une Belgique bilingue et pacifiée.
La présentation de Daniel Seiler
On pourrait dire d'une certaine manière que Daniel L.Seiler a résumé la thèse de Michel Quévit en ces quelques lignes lignes : « La politique d'équipement pratiquée en Belgique - routes, chemins de fer, canaux - articulèrent l'économie du pays sur un axe Nord-Sud, centré sur Bruxelles - avec tout ce que comporte le statut de capitale d'un Etat centralisé - et sur Anvers, centre des affaires. Grâce à l'ouverture du canal de Gand-Terneuzen, l'ancienne capitale du comté de Flandre devint progressivement un vase d'expansion portuaire pour Anvers; elle deviendrait après la seconde guerre un centre important. La Wallonie poursuivait grâce à ses houillères une expansion industrielle intense autour de différents bassins - Liège, Charleroi, Mons le Borinage etc. Cependant ce développement correspond au modèle qu'Hechter propose de l'industrialisation dépendante. Les décisions se prennent ailleurs: les bassins industriels, non reliés entre eux, dépendent de Bruxelles. Liège ex-capitale d'un Etat souverain, se trouve progressivement marginalisée; elle qui domina la Belgique de 1830-1840, se mua en un chef-lieu d'une agglomération industrielle. Des projets présentés comme la favorisant bénéficièrent surtout à Anvers. Au moment où éclate la "crise de l'Unité belge", celle-ci s'articule autour du triangle Bruxelles-Anvers-Gand. La Flandre va progressivement dominer le système économique créé par le centralisme. Déjà bien pourvue dans le secteur commercial et financier, elle va bénéficier de l'implantation des industries de pointe - automobile, chimie, pétrole et nouvelle sidérurgie -, alors que la Wallonie souffre du vieillissement industriel. En revanche, le géant économique qui grandit en Flandre se double d'un nain politique et culturel. Le pouvoir appartient à la bourgeoisie belge et francophone. De là naîtra la crise qui mine le Belgique.» 5 Mais on peut renvoyer aussi vers le livre où Quévit réactualise sa thèse de 1978, notamment en fonction de développements ultérieurs à la partition de celle-ci 6
Avant 1830 et de 1830 aux premières lois linguistiques
Nous évoquons ici les chapitres 1 (Avant 1830), 2 (Des débuts littéraires et patriotiques) 3 (Les premières lois linguistiques) et 4 (La loi d'égalité et l'enjeu de l'enseignement). On peut regretter qu'Alain Destexhe lorsqu'il parle (pp.25-30), du problème avant 1830, donne le sentiment de confondre les Pays-Bas du sud avec un pays entièrement de langue flamande. Même s'il est vrai que l'entité qu'il définit ainsi (« Pays-Bas du sud »), soit en réalité décrite sans aucune mention de la Principauté de Liège. En outre, l'auteur reprend trop facilement à son compte la thèse de Jean Stengers : « La Flandre et la Wallonie que nous connaissons aujourd'hui ne sont pas les germes mais bien les fruits de la formation de la Belgique. » (p.30). Non seulement l'opinion de Jean Stengers est (entre autres choses évidemment !), illustrée par une citation qu'il semble avoir volontairement tronquée 7, mais contredit aussi la description concise et complète faite par un historien des débuts de l'indépendance belge à une époque où l'on ne parlait certes pas de mouvement wallon 8. La revue TOUDI a publié aussi des cartes et des commentaires sur l'existence d'une PROVINCIA WALLONIAE dès le XVIIe siècle 9
Il nous semble à tout le moins exagéré de dire que la révolution de 1830 est un « vaste mouvement patriotique » (p.31), rassemblant « d'un même élan Flamands et francophones » (p.31) Remarquons la mention de « francophones » sans majuscules dans cette citation où les Wallons sont ignorés alors que leur rôle ne peut être minimisé, même s'il a parfois été exagéré dans le mouvement wallon : on songe ici au fait que si les insurgés à Bruxelles sont principalement issus du monde populaire bruxellois, alors très majoritairement flamand ou s'exprimant dans des dialectes brabançons, la présence wallonne est tout à fait importante et l'on sait que le lieu où se produit un événement réunit assez logiquement un très grand nombre de participants locaux, même lorsqu'il s'agit de Congrès pacifiques. De même il est peu question de la dimension prolétarienne de cette révolution et des événements en Wallonie dont Jacques Logie a voulu souligner l'importance : pour lui, le 6 octobre la Wallonie est entièrement sous le contrôle du Gouvernement provisoire, et il ajoute à l'égal de la Flandre tout en précisant à l'exception toutefois de Gand et d'Anvers, ce qui n'est pas négligeable 10 Mais toutes ces questions sont très controversées.
Plus gravement, à notre sens, Alain Destexhe reprend cette idée que le mouvement wallon serait né en Flandre. Il est vrai, comme il le dit, que le mot « wallon » était alors synonyme de « francophone », encore que la synonymie en français (et dans ce cas), n'est jamais parfaite. Il écrit à juste titre que dans le premier « mouvement wallon » (on s'expliquera de suite sur ces guillemets), on perçoit « les revendications flamandes comme autant de menaces pour la survie de l'Etat belge » (p. 51). Mais il a tort d'écrire que « C'est dans ses rangs qu'apparaît pour la première fois l'idée de séparation administrative entre provinces wallonnes et flamandes... » (ibidem). Dans l'Encyclopédie du Mouvement wallon, plusieurs auteurs analysent les Congrès « wallons » qui correspondent à cette phase du mouvement (1890, 1891, 1892 et 1893). Dans le dernier (tenu à Mons), on défend même l'idée du bilinguisme obligatoire et pour tous, Wallons, Flamands et Bruxellois. Selon l'auteure de cette notice, Chantal Kesteloot, le Congrès est essentiellement composé de notables de tendance libérale. Elle écrit : « Le courant est essentiellement animé par des Wallons de Bruxelles, des francophones de Flandre et par des fonctionnaires. » Et elle conclut : « Ces premiers congrès ne constituent d'ailleurs en rien un acte fondateur du Mouvement wallon » (Encyclopédie du mouvement wallon, Tome I, pp. 353-354). En revanche, écrit Paul Delforge, « le Congrès wallon de 1905 tourne le dos au rêve du maintien de l'unitarisme belge de langue française, tel qu'il avait été conçu en 1830 (...) Déjà, les dimensions économiques, politiques, démographiques, culturelles et sociales sont prises en compte. Rapidement le fédéralisme est perçu comme la solution qu'il convient d'étudier pour répondre aux défis du futur. » 11. La Ligue wallonne de Liège relance l'idée de séparation administrative en 1907, Emile Dupont, vice-président du Sénat, ministre d'Etat, popularise l'idée en lançant de son banc le cri « Vive la séparation administrative! », mais c'est surtout le Congrès wallon de Liège le 7 juillet 1912 qui consacre cette orientation : « Le Congrès, toutes réserves faites au sujet des dormes à donner à l'idée séparatiste ; émet le voeu de voir la Wallonie séparée de la Flandre en vue de l'extension de son indépendance vis-à-vis du pouvoir central et de la libre expansion de son activité propre; désigne aux fins d'étudier la question une commission, à raison d'un membre par quarante mille habitants. » (Ibidem, p. 31)
Des erreurs sur la nature et les origines du mouvement wallon
Il faut d'ailleurs dire que la plupart des lois linguistiques furent votées par une majorité de parlementaires flamands, eux-mêmes majoritaires, contre une majorité de parlementaires wallons, mais eux parfaitement minoritaires et cela sauf pour les lois de 1932 qui s'inspirent du compromis des Belges signé en 1929 par les socialistes tant wallons que flamands. Il faut revenir non peut-être pas tellement sur le contenu des lois linguistiques elles-mêmes, mais sur la façon dont elles furent en général adoptées qui révéla aux Wallons leur situation irrémédiablement minoritaire en Belgique. Même si l'expression « loi du nombre » est polémique, elle est aussi pertinente. Il est évident que plusieurs militants wallons, dès 1905 (qui est plus proprement un acte fondateur de ce mouvement que les Congrès précédents), émirent l'idée que les Flamands avaient le choix de leur régime linguistique. Mais c'est le modus operandi de cette reconquête de sa langue par la Flandre qui inquiète, d'autant plus que cette loi du nombre jouera finalement dans bien d'autres domaines 12 que le domaine linguistique. On dit, il est vrai que les Wallons refusèrent un bilinguisme qui aurait arrangé tout le monde dans les années 30. C'est l'objet du chapitre 6 du livre d'A.Destexhe L'entre-deux-guerres : l'unilinguisme de la Flandre (pp. 65-72). Disons d'abord que la loi de 1921 qui consacre le droit des administrations en Flandre d'utiliser exclusivement le néerlandais ne « contraint pas le mouvement wallon à faire marche arrière », comme l'écrit l'auteur p. 67. C'est en effet une loi qui est votée à nouveau contre une majorité écrasante de parlementaires wallons, mais ce groupe wallon est minoritaire depuis toujours au Parlement. Des propositions de révisions de la Constitution furent déposées par des Wallons modérés pour obtenir que celle-ci inscrive dans son texte le vote dit « bilatéral », mais la prise en considération de ces propositions furent rejetées également par la majorité flamande 13. Il y a évidemment la Lettre au Roi de Jules Destrée en 1912 qui met l'accent en réalité sur l'incapacité pour la Wallonie en raison de la façon dont elle vote (libéral et socialiste majoritairement, contre la Flandre majoritairement catholique), de participer au gouvernement central et d'y être représentée, Destrée redoutant déjà alors que cela n'ait des conséquences économiques redoutables et ayant pris la peine de bien analyser la question de savoir si cette perpétuelle minorisation wallonne était due au suffrage plural (donnant plus d'une voix notamment aux propriétaires, aux détenteurs d'un diplôme, aux chefs de famille etc.) 14. A vue humaine, il pouvait raisonnablement penser qu'il en irait ainsi sempiternellement. Même si, après la Grande guerre, les catholiques (fortement implantés dans la Flandre majoritaire) perdirent leur majorité absolue et que les socialistes purent faire jeu égal avec eux certaines années. En réalité, on peut se demander ce que cela a changé fondamentalement, malgré la plus grande participation des socialistes au pouvoir après les années 60 au XXe siècle. En tout cas cela n'a rien changé au statut minoritaire de la Wallonie : on le voit aujourd'hui encore, même si les partis politiques wallons résistent finalement beaucoup plus à la majorité flamande. Même si l'autonomie de plus en plus large de la Wallonie a résolu en partie la question dans tous les domaines où la Wallonie est compétente. Mais a contrario, il faut citer l'exemple d'une partie des aides européennes où ce statut de minoritaires continue à handicaper le pays wallon 15
Des erreurs sur la question du bilinguisme
Dans le petit livre qu'il a écrit avec un collègue historien flamand, Marnix Beyen La Belgique va-t-elle disparaître ?, l'historien Philippe Destatte met en cause l'idée que les Wallons auraient refusé le bilinguisme en 1932 dans la mesure où c'est bien une flamandisation complète de l'université de Gand qui avait été exigée par la Flandre en lieu et place des deux sections linguistiques existant encore en 1923 16. Il est à propos de noter que cette disposition fut votée par une majorité de parlementaires wallons tant à la chambre qu'au sénat, les 5 mars et 2 avril 1931. Le principe de l'unilinguisme régional (que l'auteur a tendance à reprocher aux Wallons d'avoir soutenu), fut lui adopté une année plus tard le 2 mars et le 21 mars 1932. On a beau lire et relire l'histoire de Belgique, il semble vraiment difficile de dire qui a voulu ou pas l'unilinguisme tant de la Flandre que de la Wallonie et, en tout cas (ce qui est tout de même décisif dans une démocratie parlementaire, surtout sur pareils sujets, éminemment législatifs si l'on eut dire), lors des votes au Parlement. En outre, quand accord est passé entre deux groupes humains et quand il est loyalement assumé (ce qui semble bien le cas de toutes les lois votées en 1930-1932), il devient difficile de préciser qui a demandé et/ou refusé quoi que ce soit. Enfin, il nous semble que les historiens font trop peu de cas des observations rappelées par Michel Quévit dans son livre de 1978 Les causes du déclin wallon, déjà cité. De telles propositions qui sont émises non pas par des militants politiques se heurtant aux difficultés des actions politiques minoritaires, mais par une association patronale bien ancrée dans la société flamande et qui réussira à prendre le dessus sur la bourgeoisie francophone, semblent bien démontrer que l'unilinguisme était également voulu par la Flandre, ou qu'elle l'arrangeait bien. Il est certain qu'Alain Destexhe entend par bilinguisme un bilinguisme des administrations. mais quand on voit les difficultés, encore aujourd'hui, et pourtant à Bruxelles, de 'instaurer dans le monde judiciaire, on peut se poser la question de a faisabilité d'un tel système en 1932. Il est un fait que cette idée que les Wallons ont refusé le bilinguisme en 1932 a toujours été répétée et même parfois par des historiens.17
Le cri du coeur et les cris de guerre
Dans une déclaration de Van Cauwelaert qu'Alain Destexhe cite à la p. 76 de son livre et qu'il date de 1936 on peut lire : « Mon soutien à la lutte flamande ne s'est développé sur la base d'aucun fondement philosophique ou historique dans les concepts de "race" ou d' "Etat" » (...) Ma sympathie pour les "flamingants" a commencé sur les bancs de l'écle secondaire, comme le résultat d'un sens naturel de justice réagissant contre les épouvantables humiliations et rejets qui, en tant que Flamands, nous ont fait constamment souffrir. » Et c'est cité opportunément dans le chapitre 7 de ce livre intitulé La tentation fasciste. Voilà pour le cri du coeur. Qu'il ne faut certainement pas oublier et que sans doute Alain Destexhe ne souligne pas assez ou dont il ne donne pas assez d'exemples. Mais il n'y a pas que ce cri du coeur. Qui a peut-être été celui de la Volksunie? Un parti plus ouvert?
Personne ne pourra donc contester le témoignage de Van Cauwelaert (et on en aurait souhaité d'autres dans ce livre), mais on ne doit cependant pas oublier que cette lutte flamande a pu être également instrumentalisée en vue d'objectifs économiques et sociaux très clairement avoués et qui nécessitent, comme le montre Michel Quévit, que soient menées des politiques de développement prioritairement orientées vers la Flandre.
C'est très visible dans De Mémoires de Gaston Eskens dont le journal République traduisit en octobre et novembre 1993 les bonnes feuilles parues dans De Standaard en la première semaine d'octobre 1993. On y lit que Gaston Eyskens se préoccupa dès sa jeunesse étudiante de l'avenir de la Flandre : « Je fus fasciné par la montée du mouvement flamand au début des années 30... » (République n° 15, novembre-décembre 1993, p. 8). Il met en cause toute la politique économique menée dans l'entre-deux-guerres. Mais se réjouit des meilleures performances de la Flandre après la Deuxième guerre mondiale, qui ne lui permettent pas, cependant, écrit-il, de « rattraper la Wallonie ». Il attribue la percée de la Flandre dans les années 60 aux lois d'expansion économique qu'il fit voter en 1959 et dont le Professeur Quévit dénonce l'inéquité, comme on le sait. Etrangement d'ailleurs, Gaston Eyskens attribue les difficultés économiques de la Wallonie non seulement au déclin wallon, mais aussi à « la mentalité spécifique de la Wallonie ». Il cite notamment le refus de transformer l'habitat des ouvriers wallons « en raison de l'idéologie socialiste qui bannit la propriété privée et privilégie la construction de cités » (Ibidem). Il ajoute que « les politiciens wallons pensaient combattre le déclin économique de leur région en accordant des subsides à des secteurs déjà en difficultés : les charbonnages et la sidérurgie » (Ibidem). Pourtant on a pu montrer que les subsides en question furent en chiffres absolus (pour les charbonnages), ou proportionnellement (pour la sidérurgie en difficultés à la fin des années 70, d'ailleurs partout traitée de la même manière en Europe), plus élevés en Flandre qu'en Wallonie. Ces simplifications étonnent de la part d'un homme comme Gaston Eyskens...
Nous examinerons les chapitres 8 à 11 de Le mouvement wallon expliqué aux francophones dans un prochain article, à paraître dans les jours qui viennent. Une critique sur ce livre nous paraît déjà nécessaire, c'est que l'auteur qui veut (« après quelques mois d'histoire de Belgique »), informer les Wallons et les Bruxellois francophones sur le mouvement flamand, néglige une dimension importante, peut-être même fondamentale du mouvement flamand qui sont ses buts économiques et sociaux. Il oublie aussi la volonté assez claire de Lieven Gevaert, le premier patron du VEV, manifestée lors de l'inauguration de cette association patronale, de considérer une moitié du pays comme étant l'adversaire du peuple flamand. Rappelons que Lieven Gevaert déclare à la séance inaugurale du VEV : nous désirons que notre langue occupe dans les affaires la place qui lui revient de droit et, que la puissance économique qui jusqu'ici se trouve en grande partie entre les mains de nos adversaires, passe lentement aux mains de Flamands convaincus et conscients, qui l'emploieront à revigorer et fortifier la communauté flamande. 18 Or le VEV peut être considéré comme l'ancêtre du VOKA 19 Il oublie enfin, à notre sens, que les buts que se fixa le VEV furent atteints et sans doute pas par hasard, même si certaines évolutions relèvent de responsabilités wallonnes ou de ce que l'on appelle la force des choses...
- 1. Les causes du déclin wallon, pp. 79-108.
- 2. L'ignorance dans le débat Flamands / Wallons
- 3. Tableau in Yves Quairiaux, L'image du Flamand en Wallonie, Labor, Bruxelles, 2006, p.30.
- 4. Rapport daté du du 3 mai 1918 envoyé à l'ambassade belge en Hollande cité par P.Delforge dans son livre La Wallonie et la Première Guerre mondiale, IJD, Namur p. 490.
- 5. Cette distinction claire et nette entre le pouvoir francophone bourgeois et l'intérêt collectif wallon ne l'est pas encore tellement aux yeux de beaucoup près de trente ans après qu'elle ait été faite si clairement par Daniel L.Seiler in Les partis autonomistes, PUF, Paris, 1982 (p. 86) (Coll. Que sais-je? Chapitre IV La Belgique). Ou par Quévit.
- 6. Critique : Flandre-Wallonie. Quelle solidarité ? Michel Quévit (Couleurs livres)
- 7. Voir Critique : La Belgique va-t-elle disparaître? (M.Beyen et Ph. Destatte) et en particulier les premières lignes du paragraphe Destatte à l'assaut de trois idées reçues...
- 8. Wallonie et Flandre ont précédé la Belgique
- 9. La Wallonie en filigrane de cartes du XVIIe siècle
- 10. Jacques Logie, 1830. De la régionalisation à l'indépendance, Duculot, Gembloux,1980, p.168.
- 11. P.Delforge, Un siècle de projets fédéralistes pour la Wallonie (1905-2005), IJD, Charleroi, 2005.
- 12. La loi flamande du nombre a 122 ans
- 13. Voir à nouveau La loi flamande du nombre a 122 ans
- 14. Un avis peu connu (de Claude Renard) sur la Lettre de Destrée en 1912
- 15. Tableaux tirés de ''Flandre-Wallonie. Quelle Solidarité?" (Aides européennes 1989-2013)
- 16. Critique : La Belgique va-t-elle disparaître? (M.Beyen et Ph. Destatte)
- 17. Par exemple Paul Wynants, présenté par La Libre Belgique du 7 janvier 2003 comme auteur d'une histoire de l'enseignement déclare à ce journal "Le tournant a eu lieu dans les années trente, quand les francophones ont refusé l'inscription du bilinguisme au niveau belge. Il faut se rappeler que cette proposition était alors le fruit des revendications du Mouvement flamand" (LLB, 7/1/2003, p. 14). Les personnalités interrogées à ce sujet parlent toutes, non pas du bilinguisme administratif mais d'un bilinguisme étendu à toute la population, qu'il s'agisse de Bernard Foccroulle, d'Herman De Croo, d'Olivier Deleuze ou d'Elio Di Rupo. Or le bilinguisme qui aurait pu être imposé par la loi, n'aurait jamais pu viser les personnes, quand l'on sait que l'on ne change pas la société par décret. Il est vrai aussi que les Flamands parlent plus souvent le français que les Wallons le néerlandais. Mais on doit tout de même se rappeler à cet égard quelle était exactement l'attraction respective et l'utilité sociale des deux langues en 1932. Et aussi, même si c'est dit avec un clin d'oeil, que certains Wallons devinrent bilingues, mais en étant immergés de force en Allemagne durant cinq ans de captivité...
- 18. cité par Michel Quévit, Les causes du déclin wallon, EVO, Bruxelles, 1978, p. 90.
- 19. Vlaams Economisch Verbond in Wikipedia, De vrije encyclopedie.
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