Critique : L'homme qui valait 35 milliards (de Nicolas Ancion)

Prix Rossel des jeunes
2 décembre, 2009

Littérature

 

L'homme qui valait 35 milliards
C'est, en ce qui me concerne, un  pur hasard si je commence le compte rendu de ce livre de Nicolas Ancion [Luc Pire, Le Grand Miroir, Bruxelles, 2009], le jour même où il reçoit le Prix Rossel des jeunes. Mais ce n'est pas un hasard si j'ai voulu à tout prix lire ce livre, parce que la littérature nous permet de pénétrer la réalité. Ou plus exactement : la fiction.  Il ne s'agit pas de dédaigner les approches plus prosaïques comme l'histoire, la sociologie, l'économie. Thierry Haumont m'a dit un jour que la littérature était aussi un Savoir, sans doute pas du même type que ceux que je viens d'énumérerr. La vraie littérature évidemment. Une connaissance m'a invité à lire il y a quelques semaines, un autre livre  qui concerne également la Wallonie. Précisément intitulé La Mallonie (de Fred Degelas ZigZag éditions, Enghien, 2009). L'auteur s'y essaye également à la politique-fiction. Ces deux livres wallons me font penser à Da Vinci Code de Dan Brown, dans la mesure où les trois récits y enfilent - des événements surprenants, tels qu'ils ne peuvent pas survenir dans la vie dite « réelle » (ou prétendue telle).

 

L'émission Strip-tease

Sauf que les « invraisemblances » de Nicolas Ancion  sont d'une force infiniment supérieure à Dan Brown  et à Fred Degelas étant donné, paradoxalement, leur poids formidable de réalité. Par honnêteté, j'essayerai de rendre compte un jour aussi de La Mallonie bien que, à mon sens, ce livre ne mérite pas réellement  une critique. Si je le rapproche de L'homme..., c'est que, dans les deux cas, le cadre est celui d'une région qui connaît de graves problèmes économiques et où un parti politique social-démocrate  y a une forte  influence. D'une certaine façon d'ailleurs, l'apparatchik  socialiste de Nicolas Ancion n'est pas très différent des apparatchiks  décrits dans La Mallonie (sauf que l'outrance caricaturale de ce dernier livre rend leurs portraits totalement non crédibles :même si l'auteur dit ne pas y croire, son écriture n'inclut pas, n'assume pas cette incrédulité, car tout s'y exprime au premier degré...). Il y a aussi, d'un livre à l'autre, le premier plus « carolo » et l'autre clairement situé à Liège (c'est même un très grand roman liégeois, ce qui ne le condamne nullement à n'être que d'intérêt local, bien au contraire),  la même atmosphère délétère, morbide, à la limite du misérabilisme que l'on reproche par exemple aux frères Dardenne. Qui se retrouvent d'ailleurs dans le livre de Nicolas Ancion. Par exemple lorsqu'il décrit « une rampe d'autoroute en béton noirci conçue par un ingénieur dépressif, avec l'intention inconsciente de servir de décor trente ans plus tard à des films sociaux projetés dans le monde entier » (p.72). Ou encore lorsqu'un proche (du prénom de Willy...), du bourgmestre de Liège est avisé par un syndicaliste complice, par téléphone, que « deux types sont venus nous voir, hier, à la permanence. Ils nous demandent si on peut rassembler des ouvriers pour une séance bizarre, un tournage ou un truc comme ça. »  Et la question qui fuse à l'autre bout du fil vaut son pesant d'or « Les frères Dardenne ? » (p.91). Il me semble qu'elle vaut son pesant d'or aussi parce que les cinéastes tournent au même endroit où écrit Nicolas Ancion, des films qui ont exactement  le même décor (physique, politique, social, moral...),   avec une ambition qui relève du souci du social  en même temps que d'une inquiétude spirituelle profonde à tel point que leur cinéma a pu inciter le journal américain Arts and Faith à considérer Le Fils par exemple comme le deuxième film spirituellement les plus significatif de toute l'histoire du cinéma. 1 Avec Nicolas Ancion, on n'est pas exactement dans le même projet, malgré le même souci du social. C'est-à-dire du réel pur et simple finalement: il faut bien nommer les choses au risque de les étiqueter, mais il ne s'agit pas de dire que les films des Dardenne ou le livre d'Ancion sont un cinéma "social" ou une littérature "sociale". C'est cela, plus que cela et ... tout cela.  Avec Ancion on est proche du style de Strip-tease, la célèbre émission de la RTBF, volontairement déjantée et glauque. Marquée par l'absurdism comme disent nos amis de langue anglaise.

Il faut se référer à la vraisemblance d'une « fiction » parce que classiquement, un récit doit être vraisemblable (comme le disait Aristote ou comme le laisse entendre Thierry Haumont qui parle de la littérature comme Savoir). Le livre de Nicolas Ancion est critiqué pour ses invraisemblances. Et moi-même, je l'ai rapproché de Dan Brown ou de Fred Degelas.Mais pourtant, dans L’homme qui valait 35 milliards , on a affaire à de la vraie littérature. Je pense pouvoir dire pourquoi.

 

Pourquoi ce récit  est un vrai récit

 

On connaît l'événement central  de L'homme qui valait 35 milliards, c'est l'enlèvement de Lakshmi Mittal  par un artiste plasticien révolté par les décisions du grand patron indien et de leurs conséquences sociales dans la sidérurgie liégeoise. En particulier le fait que le héros du roman (Richard Moors, qui va organiser l'enlèvement-oeuvre d'art), a été bouleversé par les larmes vues à télé sur le visage d'un ami qui lui a sauvé la vie lors d'une nuit chaude de 15 août en Outre-Meuse. L'ami - Octavio - venait d'entendre l'annonce d'une période de six mois de chômage technique. En sortant de la réunion syndicale, il n'a pu retenir ses larmes en songeant à ses gosses aux études, à sa femme, à sa mère dont il rembourse l'appartement acheté pour elle en Italie. La télé locale a capté ces larmes. Richard Moors a vu cette image. Elle l'a bouleversé. Il désire rencontrer Octavio pour lui parler d'une manière de protester contre la situation qui lui est faite ainsi qu'à ses camarades. Non pas peut-être seulement cette grave perte de revenus en elle-même. Mais tout ce que cela signifie du pouvoir exorbitant d'hommes sur d'autres hommes depuis la nuit des temps... Ce qui nous vaut un des plus beaux passages du livre (en dépit d'une pointe de machisme qu'on pourrait lui reprocher ?) :

« - Tu vois Octavio, j'ai une théorie là-dessus : si tu vois pleurer un bébé, il faut changer ses couches ; si tu vois pleurer une femme, il faut changer son amant et si tu vois pleurer un homme...

Octavio tourne la tête et regarde Richard, la bouche ouverte comme si le génie du Martini avait pris place à côté de lui.

... il faut changer le monde. » (p. 76). 2

En fait, le moyen choisi par Richard Moors pour « changer le monde », ce n'est pas de faire la révolution (quoique cela en soit très proche par l'esprit), mais de créer ce que l'on appelle dans l'art contemporain, une performance (comme d'envelopper de tissu le Pont-Neuf, de photographier une masse d'êtres humains nus sur une place publique...). Ici l'œuvre d'art, ce sera l'enlèvement de Mittal, enlèvement qui sera filmé par les gens de la RTBF qui se situent dans la tradition de Strip-tease. D'une certain façon, par conséquent, cet enlèvement de Mittal participe déjà de la fiction qui est le propre de l'art. Et le roman de Nicolas Ancion est la fiction de cette fiction ou le récit de ce récit (dans la mesure où toute œuvre d'art est au fond un récit). Or, ce qui rend vraisemblable, ou ce qui, pour le dire autrement,  donne son poids de réel formidable au livre, c'est que le scénario de cette  performance est sans cesse réécrit au fur et à mesure que l'on avance dans le roman. Il est réécrit par le romancier lui-même, directement en quelque sorte ou arbitrairement, ce qui est classique. Mais il est aussi réécrit par  les personnages du roman. A commencer par le héros principal qui avait d'abord songé à une création d'avant-garde, mais qui ne serait pas une performance. Qui se ravise ensuite face à Octavio, sentant que ce qu'il veut faire n'est pas en proportion du drame humain de tous ceux qui sont exploités et dominés. Qui désire aller plus loin, jusqu'à l'enlèvement de Mittal. Richard Moors en parle à son ami Léon. Qui a des relations à la RTBF, ayant travaillé quelque temps dans l'équipe de Strip-tease. Ce qui permet à Richard de rencontrer, en présence de Léon, les responsables de l'émission (ou de ses modalités nouvelles).  L'enlèvement  leur est  d'abord présenté comme étant seulement  celui d'un sosie de Mittal. Mais, au cours de l'entretien, Léon fait savoir, à l'insu de Richard qui s'est absenté quelques instants,qu'en réalité le « scénario »  de la « performance » inclut (ce qui est logique vu la définition même de la "performance"),  non pas un enlèvement figuré ou fictionné, mais un enlèvement  réel. Une manière de signifier à l'intéressé et au monde qu'il n'est qu'un homme, aussi fragile et démuni  que ceux qu'il fragilise et écrase. Ce qui fait songer aux critiques du capitalisme chez Christian Arnsperger qui estime en résumé que le capitalisme, c'est ce désir des puissants d'échapper illusoirement à la finitude... 3 La performance avec Mittal commence d'ailleurs (tout un programme), dans la basilique Saint-Martin... Soit en présence de Dieu ou de ce qui fait signe vers lui.

Plus avant dans la mise en œuvre de la performance, Mittal doit se mêler à des travailleurs volontairement dénudés et couchés sur un chancre industriel des anciens établissements Cockerill. Ce qui lui permet de s'évader.  Sans demander son reste et sans réellement avertir la police pour diverses raisons. Il sera poursuivi... même si ses ravisseurs n'en veulent pas à sa vie.  Alors qu'un sosie de Mittal est, lui, réellement  tué, à cause du projet d'une  performance beaucoup plus prosaïque et politicienne  destinée à valoriser le bourgmestre de Liège en qualité de chef de la police locale en sauveur de ce « faux » Mittal. Et dans le livre l'un  et l'autre enlèvement demeurent  inconnus du public.

Ce qui démontre les qualités de conteur, de créateur, de « poète » (soit celui qui raconte ou qui « fait », étymologiquement), de Nicolas Ancion, c'est qu'il organise, parallèlement à ce récit central, déjà passablement échevelé (mais toujours ancré dans le réel), deux autres récits. L'un concerne un plus vieux Liégeois qui a connu la guerre, la résistance (etc.). Dont le fils est un drogué. L'autre implique une jeune et jolie Marocaine à qui advient l'aventure merveilleuse d'une Cendrillon de 2009, ce qui n'est pas le passage le moins réussi de tout le livre. Ces deux récits sont presque entièrement parallèles au récit central, mais ils le croisent deux fois et de façon décisive. Et de toute façon ils sont dans le grand Récit dont le récit de l'enlèvement de Mittal n'est que l'illustration.

Un livre passionnant de bout en bout

Contrairement à d'autres critiques, je n'ai ressenti aucune longueur. L'art des vrais romanciers, c'est de travailler n'importe quelle matière (ainsi Thierry Haumont avec l'ombre dans Le conservateur des ombres, ce qui est une sorte d'exploit « poétique » au sens étymologique ou encore dans Les peupliers qui est au départ une lettre envoyée  à l'administration nationale par un  fonctionnaire wallon). Et à partir de là, de déployer leur vision. Comme ce passage dans le scénario de sa « performance » où Richard Moors s'écrie : « Les terrils, ce sont nos montagnes. Ces collines vertes autour de la ville sont des amas de déchets du siècle dernier, les restes de l'extraction du charbon et de la sueur des mineurs. La nature a repris ses droits, les arbres poussent là où l'on travaillait jadis. Sans doute que ce sera bientôt la même chose au fond de la vallée. La végétation poussera entre les rails, le lierre s'agrippera aux flancs des citernes rouillées ; les cokeries, les poches de fonte abandonnées le long du fleuve abriteront les araignées, les pigeons et des myriades d'insectes. On peut rêver de transformer tout l'ancien bassin industriel en réserve naturelle, on peut même trouver des fonds européens pour financer un projet pareil, laisser la nature faire son oeuvre, envahir les usines en friche et les fabriques à l'abandon... Mais que fait-on des hommes, dans ce scénario-là ? Qu'est-ce que on leur donne à bouffer ? Les étourneaux qui chient sur les pare-brise sous les marronniers ? Il faut bien du travail si on veut pas crever de faim... » (p.108) Ou encore cette  belle profession d'athéisme de Marie-Ange, celle qui se lie avec celui que j'ai appelé le « vieux Liégeois » dans ce compte rendu : « La mort, c'est tellement courant (...) Elle vient quand ça l'arrange et on fait avec. L'essentiel c'est de bien se rappeler que c'est définitif. Il y a tellement de charlatans qui cherchent à nous embrouiller avec des paradis et des vies éternelles. La vie est si belle, profitons-en, pas la peine de s'encombrer d'une autre par la suite. » (p.202). Cela m'a frappé dans la mesure où l'on retrouve à chaque page cette exclamation  - « La vie est belle ! » - dans les écrits d'Etty Hillesum, une beauté ici, mystique (mysticisme déroutant),  sans cesse opposée à l'autre vie qui va venir - l'Enfer -  en raison de l'imminence de l'extermination génocidaire.

Il y a donc dans ce récit  la saisie d'un monde qui n'est pas que local, mais simplement la face liégeoise du Monde, la nôtre  parce que si proche, ce qui nous rassure sur le poids humain de notre expérience, car nous savons qu'elle rejoint l'expérience universelle puisque, autrement, un très grand écrivain n'en aurait pas écrit, pleuré ni ri. Et ce qui agrandit aussi cette expérience, lui donne plus de force et de dignité. On le sait, « tous les pays privés de légende sont condamnés à mourir de froid ». Merci à Nicolas Ancion. 4

 


  1. 1. Voir les notes de  Critique : "Au dos de nos images" (Luc Dardenne)
  2. 2. Voir le passage plus long dont ce dialogue est extrait: Qu'est-ce que la télé ? (Nicolas Ancion)
  3. 3. dans Critique de l'existence capitaliste, Cerf, Paris, 2007.
  4. 4.  Simenon est aussi présent dans ce livre, et aussi le Carolo Jean-Jacques Rousseau, personnages de notre scène culturelle auxquels j'aimerais bien ajouter, parmi tant d'autres André-Joseph Dubois avec ses romans parus chez Balland, L'oeil de la mouche, et L'homme qui aimait le monde.