EDITO: Pourquoi Quévit est si écouté
A trente ans de distance, s'exprimant sur des thèses assez proches, le Professeur Quévit secoue à nouveau les idées reçues et impose en réalité une autre perception de la Belgique et de la Wallonie que celle qui nous est matraquée de Bruxelles entre les queues de cerise de BHV et les mensonges sur les transferts d'argent du Nord au Sud.
Résumé de son propos
Cette revue a analysé longuement son dernier livre 1 dont les médias parlent abondamment. On peut s'y reporter. Mais il nous semble possible de résumer le propos de Michel Quévit tout en signalant au passage (vite), quelques éléments qui rentrent dans sa grille d'analyse, mais dont il n'a pas parlé. Voici.
La Belgique a été dirigée par une classe dirigeante francophone (non pas wallonne), qui a connecté l'énorme puissance industrielle wallonne du 19e à l'axe Bruxelles-Anvers, soit les banques, à un bout et le port à l'autre bout. Face à cette classe dirigeante francophone s'est organisée une classe dirigeante flamande avec un projet pour la Flandre (et rien que pour elle). Déjà, sur le plan politique, l'establishment flamand domine à ce point les gouvernements belges dès 1884, que Destrée réclame en 1912 que « la Wallonie soit séparée de la Flandre ». Il entrevoit aussi que ce déséquilibre politique menace économiquement de mort la Wallonie. Et de fait, quand elle commence à s'imposer sur le plan économique, la classe dirigeante flamande trouve une Belgique déjà si orientée vers la Flandre qu'elle n'a plus qu'à pousser jusqu'au bout de sa logique l'ancien projet national belge pour le transformer en projet national flamand. Les premières lignes de chemin de fer sont électrifiées en Flandre en 1935 (entre Bruxelles et Anvers), mais la ligne Liège-Namur ne le sera que 35 ans plus tard. Tout est à l'avenant : autoroutes, routes, expansion d'Anvers, création de Zeebruges, d'une sidérurgie flamande à Sidmar si concurrente de la sidérurgie wallonne qu'elle a failli la faire disparaître, politique de soutien « national »au développement - calculée pour profiter à la Flandre - menée par Gaston Eyskens qui n'en est pas peu fier, aéroport dit « national » qui concentre tous les investissements etc.
Lorsque la sidérurgie wallonne entre en crise, comme partout en Europe, la Flandre propose de globaliser toutes les aides aux entreprises et s'en réserve la part du lion (78% !), ces aides étant même fournies à des entreprises flamandes qui n'ont pas de difficultés ! C'est au bout de cet authentique détournement des ressources publiques vers la Flandre que son establishment déclare qu'il n'y aura plus un franc flamand pour la sidérurgie wallonne. Dans ce contexte, l'autonomie de la Wallonie devenait une question de vie ou de mort et sans elle il est plus que probable que la Wallonie aurait été réduite à quelques îlots de prospérité limitée dans un désert économique. Elle avait une industrie charbonnière vieillissante dont on a dit qu'elle n'a pas pu la reconvertir, mais des centaines de milliards ont été versés dans les tonneaux des danaïdes des charbonnages du Limbourg, pas plus rentables, jusqu'aux années 90, alors que les charbonnages wallons étaient tous quasiment fermés 30 ans avant.
Quelques éléments à ajouter
On a ajouté à ce résumé très succint des thèses de Quévit, la dimension politique (avec Destrée). Il aurait fallu y joindre également la dimension militaire (la stratégie de l'armée belge en 1914 comme en 1940 conduit à laisser sans défense la majeure partie de la Wallonie : c'est saisissant). La dimension culturelle : la Belgique se profile comme un pays flamand de langue française. Ces deux dimensions se calquent sur la même prépondérance flamande (que celle-ci soit voulue par la bourgeoise francophone ou la Flandre elle-même). Avec les questions linguistiques auxquelles on résume parfois, souvent, sinon même toujours la question belge, alors qu'elles opposent quasi exclusivement Bruxelles et son hinterland flamand 2
La touche du sociologue
L'exclusion symbolique et réelle de la Wallonie du champ des préoccupations « belges » et flamandes s'entend sur tous les tons, tant dans les médias francophones que flamands. Le jeu actuel autour de BHV est très révélateur à cet égard puisque cette question préoccupe beaucoup plus le monde politique, médiatique, tant flamand que francophone que la question de l'avenir de la Wallonie. Somme toute, dans son nouveau livre, Quévit ne fait que reprendre la grille d'analyse qu'il avait appliquée à la réalité belge, sur le conseil d'un universitaire américain du Wisconsin, Michel Aïken, dans Les causes du déclin wallon 3. Il la reprend pour l'appliquer à tout ce qui a suivi l'étude de 1978, dans les années 80, 90 et encore aujourd'hui pour ce qui est des fonds structurels européens que le Président flamand du conseil européen, Herman Van Rompuy (auteur de la proposition de scission de BHV) voulait encore réduire de moitié en février de cette année 4.
L'analyse de Quévit a le mérite de ne pas vouloir tout mathématiser en cumulant des données disparates et d'avoir une analyse plus politique et sociologique qu'économique. Cela sert son propos. Car l'économie, même si elle se donne des airs de sciences exactes, est avant tout une science humaine. Et qu'il n'y a pas de formule mathématique à employer si l'on veut dire simplement que la Wallonie a toujours été politiquement, culturellement, et économiquement marginalisée et minorisée en Belgique. Il suffit de consulter quelques cartes et chiffres simples à comprendre et de mettre en éveil son sens politique. L'énorme succès des thèses de Quévit en 1978 dans l'opinion wallonne est en train de se répéter en 2010. Et c'en est la raison. Mais il en est une autre.
C'est que le monde universitaire, politique, économique, culturel et médiatique se focalise majoritairement sur la Belgique, la Flandre, Bruxelles et la mondialisation, parlant de tout cela comme si la Wallonie n'existait pratiquement déjà plus. Le même monde, majoritairement, semble ne rien comprendre à ce qui s'est passé entre 1960 et 2000 en matière de transferts de compétences de l'Etat central à la Wallonie. Interrogé sur son livre Un plan de paix pour la Belgique CF Nothomb par exemple ignore toute l'histoire des déséquilibres logistiques et économiques belges pour se concentrer sur des questions psychologiques et institutionnelles, comme si le « plus un franc flamand pour la sidérurgie » ne lui avait causé qu'un simple problème électoral vite oubié. 5 Jean-Marc Ferry proposait, lui, que l'Etat belge exprime ses regrets à l'égard des Flamands de ne pas avoir respecté leur langue et que les Wallons soumettent leur enseignement à un audit...6. Et pour la Wallonie, psscchit ! C'est quand même atterrant.
La désertion des universitaires et des autorités politiques ou morales
Il y a si peu d'autorités académiques et politiques qui se soucient de ces questions que le fédéralisme belge - le plus poussé du monde avec ses traits saillants de confédéralisme - semble ne devoir être imputé qu'à la volonté du « nationalisme » flamand, alors que celui-ci n'en voulait logiquement pas puisque l'Etat unitaire lui permettait de détourner tout vers Anvers, Gand, Zeebruges et Zaventem . Ceux qui sont à même de faire comprendre les choses ne disent jamais cette vérité élémentaire au peuple wallon que les institutions que la Wallonie s'est données autour de sa capitale à Namur représentent ses seules chances d'avenir. Parce qu'ils vivent dans un autre monde, entre Bruxelles et Anvers, entre les ports, les aéroports, les autoroutes et la mondialisation. Qu'ils soient francophones ou néerlandophones. Parfois même wallons. Ce qui semble les préoccuper d'abord, c'est de sauver cette Belgique - toujours avec la nostalgie de sa période unitaire - où la Wallonie a failli périr. Ce petit peuple a dû faire face à des forces contraires extrêmement puissantes incluant tous les puissants de Belgique, de la monarchie aux banques et aux partis politiques en passant par les grandes entreprises culturelles, Le Soir, l'aveuglement français sur la question belge, le sentiment antipolitique que certains ont tant d'intérêt à caresser dans l'opinion et les universités. Ces forces le méprisent. Elles sont même rejointes par des groupes plus marginaux comme les rattachistes (des rattachistes, pas tous, loin de là!), qui font sur la Wallonie les même choix probelges ou proflamands de la France, cette France si méfiante à l'égard de l'autonomie wallonne qu'elle dit ne pas comprendre et qui, en réalité, la gêne profondément parce qu'elle pourrait donner des idées à certaines Régions de France.
Ou alors - c'est en cela que Quévit est le plus dramatiquement pertinent - ils se préoccupent d'un retour aux équilibres belges que le passage à l'Etat fédéral leur semble avoir rompus. Alors que, au contraire, c'est bien l'Etat belge actuel, avec ses traits de confédéralisme et les multiples potentialités qu'il offre d'aller très loin dans les autonomies (jusqu'à réduire à rien ou presque rien la part du fédéral), qui est la seule chance d'entente entre partenaires égaux. Ces Flamands et ces Wallons qui vivent au nord ou au sud de Bruxelles. Mais le groupe Pavia, ignorant les observations d'un Claude Renard dès 1966 7, croit résoudre la question belge (après trente ans de fédéralisme), en ignorant que le fédéralisme est la seule façon de résoudre le problème posé par l'existence dès 1884 d'un groupe majoritaire flamand qui, votant catholique, imposait à toute la Belgique des gouvernements qui n'avaient pas de majorité en Wallonie (cela dura trente ans, après, jusqu'à la guerre, le POB est au pouvoir avec un seul partenaire durant un an seulement et autrement dans des gouvernements d'union nationale: on se permet de se référer à nouveau à Wallons /Flamands: le mot). Comment peut-on croire qu'une simple réforme électorale pourrait résoudre un problème si ancien et qui, à la limite, n'est pas nécessairement lié aux questions communautaires et linguistiques.
« La liberté que ne contient pas la Belgique » 8
Nous n'avons pas du tout voulu exploiter un thème d'actualité ni relancer l'intérêt pour un livre (qui le mérite de toute façon). Nous nous posons sincèrement la question de savoir ce qui explique que ce discours soit si rarement entendu. Et peut-être y a-t-il une réponse. Elle est intellectuelle d'abord. Nous l'avons dit, Quévit ne relie que quelques fils qui permettent de comprendre la position actuelle de la Wallonie et la nécessité d'aller aussi loin que possible dans le sens de l'autonomie. Ceux que C. Traisnel appelle « les laboratoires de l'identité » (l'Institut Destrée, la Fondation wallonne par exemple) auxquels on ajouterait le MMW), en Wallonie devraient sans doute songer à relier les fils de l'analyse économiques et sociologiques de Michel Quévit à ceux d'analyses plus politiques, historiques ou culturelles 9. De ce point de vue que nous disons « intellectuel », du point de vue de la « prise de conscience » une émission comme Ma terre 10, représente sans doute un évènement aussi important que la sortie du livre de Quévit. C'est dans ce cadre aussi qu'il faut resituer l'initiative, sans précédent au niveau du Gouvernement wallon , de relancer l'identité wallonne en substituant les mots « Wallonie » aux mots « Région wallonne » et en lançant l'idée d'un vaste travail sur l'identité vue sous les angles les plus divers. En espérant que BHV se résoudra au mieux (un échec de l'accord sur ce point serait un échec pour la Wallonie comme pour la Flandre et Bruxelles), il faut espérer que cette politique de conscientisation réclamée depuis 1983 par le Manifeste pour la culture wallonne sera mené à son terme. On a parlé de propagande. Du côté de la presse, même francophone, si jouisseuse d'associer les nids de poule des autoroutes wallonnes aux diatribes sur les transferts Nord-Sud.
Une presse qui ne songe jamais qu'en Wallonie, il y a des citoyens qui ont une Cité à prendre en charge, une Cité qui contient cette liberté possible dont la Belgique prive la Wallonie depuis 1830. 11
- 1. Critique : Flandre-Wallonie. Quelle solidarité ? Michel Quévit (Couleurs livres)
- 2. Le livre de Gilles Vanden Burre (BPlus) Oui ! Une autre Belgique est possible, Pire Bruxelles, 2010, soutient que la bourgeoise flamande a adopté le français comme les élites européennes (p. 26), que la mainmise francophone sur la Belgique a déclenché la réaction flamande les marches flamandes sur Bruxelles en 1961, la frontière linguistique en 1962, le Walen Buiten (p. 28), et que cela permet de comprendre la susceptibilité néerlandophone par rapport à l'usage du français en Flandre » (p. 31). L'auteur souhaite que les Francophones soient solidaires « par rapport à ce souci de la Flandre de préserver sa langue et sa culture » (p.32). Il poursuit « En retour, notre mouvement se bat pour que les Flamands restent solidaires financièrement avec les Wallons » (p.32), Certaines de ses propositions sont intéressantes sur le plan psychologique, mais d'entrée de jeu ce Belge sincère adopte en réalité le point de vue flamand, ignore tout de la Wallonie, y compris les groupes intellectuels ou syndicaux autonomistes comme l'Institut Destrée ou la FGTB wallonne. Cette réduction du problème linguistique belge aux dimensions auxquelles le ramène Gilles Vanden Burre n'est pas son seul fait. On aura reconnu là des thèmes de prédilections des médias. A la mort de Pierre Harmel, un homme d'expérience comme Charles-Ferdinand Nothomb a fait exactement la même analyse insistant presque - cela s' « entendait » à la radio - sur le fait qu'il ne parlerait jamais des problèmes wallons, ni de Destrée, ni de Renard, ni de 1950, ni du chômage endémique en Wallonie après les détournements flamands des années 60, ni de la grève de 60, ni de la sidérurgie, rien, rien, rien...
- 3. "Les causes du déclin wallon" en ligne
- 4. Selon Michel Quévit, « un propos de Van Rompuy à Saragosse en février » voir La Libre Belgique du 1er avril 2010.
- 5. Il est pathétique de lire dans une interview de CF Nothomb à propos de son livre Un plan de paix pour la Belgique, Racine, Bruxelles 2009: "Il faut en plus une autre réforme qui permette la collaboration des pouvoirs et la décentralisation. Quand on verra tout le monde travailler tout le temps ensemble, pourquoi y aura-t-il encore des querelles, linguistiques et autres ?". Soit, mais est-ce vraiment parce que l'on ne travaillait pas ensemble que les Flamands ont saisi l'opportunité de développer Sidmar, Zeebruges, Anvers et Zaventem au détriment de la Wallonie. Il aurait vraiment suffi qu'on les invite à « se mettre ensemble » ? Les Mémoires de G.Eyskens ne donnent nullement ce sentiment.
- 6. Une divergence avec J-M. Ferry
- 7. Réunion de Re-Bel le 17 décembre
- 8. Être supérieur au présent (édito n°1)
- 9. Critique : Un autre Pays (I) (Marnix Beyen & Philippe Destatte) Wallons /Flamands: le mot
- 10. "Ma Terre" : de la vraie télé
- 11. Michel Quévit a coutume d'affirmer que la Wallonie « est une société dépendante depuis 1830 » Voir : " La Wallonie est une société dépendante depuis 1830. " (M.Quévit, interview du 22/6/1978)
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Commentaires
Stroobants
Dans la presse flamande