Grève illimitée pour sauver Wallonie et Europe

10 décembre, 2014

A bas l'Europe

A bas l'Union européenne!


La grève sera générale, illimitée, totale. Aucun soin ne sera pris de l'outillage. Nous laisserons se noyer les charbonnages. Les hauts fourneaux n'ont pas été bouchés ; les cockeries sont abandonnées. On ne nous a pas pris au sérieux. Tant pis! A partir d'aujourd'hui, les mots « révolution » et « insurrection » auront pour nous un sens pratique. Nous les emploierons dans notre vocabulaire de tous les jours. Nous irons jusqu'au bout et nous ne reculerons devant rien. Léopold II a voulu la bataille. Le voilà servi!

(André Renard, le 27 juillet 1950)

Le plan d'action syndical démarrant le 6 novembre par une manifestation nationale à Bruxelles qui est l'une des grandes réussites des luttes sociales de l'histoire du pays, s'est poursuivi par des grèves dites tournantes organisées dans les provinces flamandes et wallonnes qui ont été de pleins succès. Le 15 octobre La Libre Belgique estimait que les syndicats attendaient 50.000 militants à la manifestation prévue pour le 6 novembre, ils furent plus de 120.000. Le soir du 6 novembre, Olivier Chastel estima au JT de 19h30 de la RTBF que la manifestation était composée de deux tiers de Wallons et d'un tiers de Flamands. Ce qui signifie que, les Flamands étant quasi deux fois plus nombreux que les Wallons, ceux-ci étaient proportionnellement au minimum trois fois plus nombreux.

Les mots d'ordre de grève donnés ensuite ont été bien suivis dans les quatre provinces appelées à se mobiliser le 24 novembre (Liège, Anvers Namur et Luxembourg), le 1er décembre (Hainaut, Namur et les deux Flandres) et le 8 décembre dans les trois parties du Brabant. Le soir de cette mobilisation, consciente de ce que le gouvernement n'entendait rien changer aux décisions qu'il a prises, la CGSP a déposé un préavis de grève générale illimitée pour le 16 décembre.

Comme le montre la proportion de Wallons dans la manifestation du 6 novembre 1, le mouvement social se trouve comme souvent dans notre histoire impliqué nolens volens dans un cas de figure récurrent 2. Les Wallons sont mobilisés, les Flamands bien moins. Et cela correspond à la manière même dont l'actuel gouvernement Michel est bâti avec un Premier ministre qui, depuis l'instauration de la parité francophones/néerlandophones dans les années 70, pour la première fois comptera autant qu'un simple ministre pour que le gouvernement soit paritaire. Dans tous les autres gouvernements depuis l'instauration de la parité au gouvernement fédéral, le Premier ministre, presque toujours un Flamand, n'était pas compté comme un Flamand mais comme étant au-dessus de la mêlée. Pure illusion d'ailleurs, les Premiers ministres flamands surtout les CVP comme Dehaene et Martens étant à coup sûr des ministres flamands à part entière. Ce fut le cas aussi du seul Wallon Di Rupo qui, comme Premier ministre, fut lui aussi considéré comme au-dessus de la mêlée.

L'actuel gouvernement est très minoritaire en Wallonie

Que Charles Michel intervienne au contraire dans le calcul de la parité et ne soit donc pas considéré comme au-dessus de la mêlée souligne, cruellement pour lui, le fait qu'il dirige un gouvernement qui est soutenu par plus de 60% des parlementaires flamands et par une opinion publique flamande très à droite, au-delà même des partis qui soutiennent le gouvernement. Alors qu'en Wallonie, le gouvernement n'est soutenu que par un peu plus d'un quart des représentants du peuple et beaucoup de membres du MR vivent avec inquiétude leur isolement grandissant dans la société wallonne.

On voudrait que la Flandre se mette en branle, ce qui assurerait la victoire du combat social, c'est vrai. C'est vrai, mais cela a peu de chances de se réaliser sinon pour mégoter dans le sens de ce que propose le CD&V (qu'il n'obtiendra même peut-être pas), alors qu'il faut aller bien plus loin. C'est vrai, mais il est temps que la Wallonie cesse de compter sur la Flandre.

Cette faille immense dans la légitimité actuelle du gouvernement fédéral en regard de sa minorisation extrême de la Wallonie, renvoie à d'autres failles qui sont quelque part constitutives des contradictions profondes, transhistoriques de la société belge. Sans refaire toute l'histoire du pays, on se doit de signaler que cela fut aussi le cas de 1884 à 1914, comme l'admettent d'ailleurs les historiens flamands 3, période durant laquelle la Wallonie, en particulier fut secouée par des mouvements sociaux de très grande ampleur, la jacquerie wallonne de 1886, les grèves générales de 1893 (obtention du suffrage universel en avril), de 1902 et de 1913 qui furent quelque part des échecs, mais qui préparèrent malgré tout la consécration définitive du suffrage universel masculin en 1918. Cela fut aussi le cas en 1950 avec un gouvernement catholique ayant plus de 60 % des voix en Flandre mais seulement 32, 91% des voix en Wallonie (majorité PSC homogène, l'opposition à Léopold III étant de près de 60 % lors de la Consultation populaire). Sans la Wallonie, Léopold III serait demeuré au pouvoir 4.

Et ce fut le cas encore en 1960-1961 avec un gouvernement réellement minoritaire également en Wallonie (un peu plus de 45% des voix le soutenant, les socialistes et les communistes ayant la majorité absolue). Sans cette grève pour la Wallonie en 1960-1961, la Wallonie actuelle serait toujours complètement asservie à l'Etat unitaire belge 5.

Même si cette donnée transhistorique et structurelle de la société belge n'est pas neuve, jamais elle n'a eu l'acuité qu'elle revêt aujourd'hui : la Wallonie n'est représentée au gouvernement fédéral que par un parti qui n'y obtient qu'un peu plus d'un quart de voix, redisons-le. Que la Wallonie soit habituellement minorisée dans le gouvernement belge n'est pas neuf. Que la Wallonie y soit presque totalement évincée, cela c'est nouveau.

Certes, il y a les gouvernements régionaux, mais outre le fait qu'ils sont encore limités dans les compétences qui créent l'immense mécontentement actuel, ils ne sont évidemment pas des alliés de la lutte dans la rue. Et en Wallonie, parlement comme exécutif ont acquiescé au traité d'austérité qui est le véritable adversaire des travailleurs, de la démocratie et de nos libertés.

Cette configuration wallo-flamande du rapport de force ne doit pas nous amener à geindre sur l'unité ouvrière. Elle introduit dans le mouvement social un élément de plus de nature à le dynamiser, à savoir l'illégitimité d'un gouvernement fédéral qui entend gouverner contre les aspirations du peuple wallon, comme en 1950 et comme en 1960. Nous savons bien que Di Rupo, resté au pouvoir avec le PS aurait mené une politique semblable quoique sans doute plus modérée. Mais l'important n'est pas là. Ce qui se passe, se passe en dehors des partis.

La lutte sera celle de la Wallonie mais pas seulement celle de la Wallonie

Et cela pourrait s'avérer d'autant plus fécond que l'enjeu des luttes qui se préparent ne concernent pas que la Wallonie, encore moins la seule Belgique. Nous pressentons que comme d'habitude la lutte —si lutte il y a—, se circonscrira à la Wallonie. Mais cette limitation de la lutte se restreignant à la Wallonie n'est cette fois sûrement pas un repli. Car qu'est exactement le gouvernement Michel (ce qu'aurait été d'ailleurs un gouvernement Di Rupo II, sans doute avec plus de modération) ? Le fidèle exécutant des mesures que l'Europe allemande impose à toute l'Europe du fait que les Etats se sont ruinés à aider les banques en faillites de la crise financière. Les Etats doivent —pour que ces banques puissent prospérer encore une fois sur leur compte—, être en mesure de rembourser les emprunts qu'ils ont consenti pour sauver ces mêmes banques. Un mot d'enfant caractérise bien ces banques dans leur rapport aux citoyens : « S'il n'y a plus d'argent, il faudra aller [leur] en racheter. » Ce mot dit surtout leur étrangeté au principe de réalité : voilà des institutions qui ont conquis une sorte d'immortalité économique, au prix de la mort de la démocratie en Europe et demain dans le reste du monde.

Que des Etats ayant sauvé des entreprises privées comme les banques en s'endettant gravement, se voient en outre imposer, via la Commission européenne, des mesures d'austérité terribles afin de rassurer les banques sur leur capacité à les sauver à nouveau ou en tout cas de rembourser les prêts consentis par ces mêmes banques après qu'elles aient été sauvées par les Etats, donne la mesure de la terrifiante dérive actuelle. Aux 1.600 milliards d'€ que les Etats ont dû verser aux banques pour qu'elles recommencent à fonctionner 6 s'ajoutent les 1000 milliards d'€ que l'ingénierie fiscale permet aux grandes entreprises (et notamment les banques), de soustraire aux Etats chaque année 7.

Ne nous y trompons pas, s'il y a lutte, la Wallonie se battra certes pour elle-même fidèle à une longue tradition. Mais elle pourra aussi donner l'exemple à toute l'Europe de la résistance à l'Union européenne, cette construction monstrueuse dont le but est de détruire la démocratique économique et sociale8.

Les déclarations du bourgmestre d'Anvers au JT du soir de la RTBF ce 9 décembre ont le mérite de la clarté. Pour Bart de Wever, aucune négociation n'est possible avec les syndicats et il n'y a pas d'alternative possible. Il n'y en a donc pas non plus pour les syndicats et le peuple wallon.

Si le peuple wallon veut être un grand peuple, il faudra que pour lui, à partir du 15 décembre, comme André Renard le disait en juillet 1950 « les mots « révolution » et « insurrection » [aient] un sens pratique [et qu'il les emploie dans son] vocabulaire de tous les jours [qu'il aille jusqu'au bout] et [ne recule] devant rien.»

Ce n'est pas pour lui-même alors qu'il combattrait, encore moins pour la petite Belgique périmée, mais pour cette patrie européenne des nations que les banques alliées aux technocrates de Bruxelles ont décidé d'asservir à l'argent.

L'espérer, ce n'est pas rêver. Le vrai rêve qui va devenir réalité, c'est un cauchemar : l'ensemble des nations européennes figées dans leur soumission au néolibéralisme de la Commission, accompagnant sans aucune lucidité la destruction du modèle social européen notamment par la concurrence entre travailleurs de chaque pays et les travailleurs dits « détachés ». Cette destruction a été un lent processus jusqu'ici. Tout laisse penser qu'il va s'accélérer. Si les mesures gouvernementales passent, nous en subirons de bien plus graves encore et le maintien de la sécurité sociale invoquée de même que les progrès en matière d'emploi ne sont que des leurres. Nous n'avons jamais été dupes du PS, comment le serions-nous du gouvernement NVA-MR?

Au demeurant, sauf surprise de dernière minute, nous allons vers la grève générale. On est frappé des coïncidences. Dans Combat syndical et conscience wallonne, Charleroi, Liège, Bruxelles, 1984 Robert Moreau pense que la date de la mobilisation en vue de la grève de 1960-1961 qui allait éclater une semaine après, avait été fixée le 15 décembre jour du mariage de Baudouin I et Fabiola et que le patronat aurait poussé à donner congé ce jour-là pour empêcher la grève. Dans sa thèse inédite 9, Francine Kinet est moins affirmative. En tout cas la journée de sensibilisation eut lieu le 14 décembre 1960 pour déboucher ensuite sur la plus grande grève générale de notre histoire. Le hasard fait que Fabiola qui vient de décéder sera enterrée le 12 décembre et que le 15 décembre, jour anniversaire du mariage de Baudouin et Fabiola, il y a à nouveau une grève générale qui pourra être suivie d'une grève générale illimitée comme le propose déjà la CGSP. Il est intéressant de signaler à ce sujet que La Libre Belgique qui avait bouclé ses éditions avant la déclaration du secrétaire général de la CGSP du lundi 8 déposant le prévais de grève illimitée, écrivait le lendemain mardi 9 décembre : "Ira-t-on jusqu'à la grève au finish, comme l'a évoqué un moment le secrétaire général de la FGTB Marc Goblet? Improbable10."

L'espoir existe de refaire la grève du siècle, mais surtout le désespoir que l'Union européenne est en train de vider notre avenir de tous les souvenirs qui nous ont faits.


  1. 1. Comme le reconnaissait Olivier Chastel qui n'y avait pas avantage, les manifestants étaient aux 2/3 "francophones" (selon sa terminologie) et au tiers "néerlandophones" (selon sa terminologie).
  2. 2. Grèves générales en Wallonie
  3. 3. Wallons /Flamands: le mot
  4. 4. Le gouvernement provisoire wallon de 1950
  5. 5. Chiffres consultés dans Ladrière, Meynaud Perin, La Décision politique en Belgique, CRISP, Bruxelles, 1965, Annexe II.
  6. 6. Bruno Poncelet, Europe une biographie non autorisée, CEPAG, Namur, 2014, p. 317-319.
  7. 7. Christian Chavagneux dans La Libre Belgique du 7 novembre 2014.
  8. 8. Bruno Poncelet, Europe une biographie...,p. 337.
  9. 9. Une thèse inédite sur 60-61
  10. 10. La Libre Belgique du 9 décembre 2014, p. 7.