La Belgique qui meurt (I) (L'obsession du "projet francophone" )
Les « fuites » sur les négociations prégouvernementales publiées le 3 août 2010 dans la presse francophone ·1 et largement répercutées notamment à la télé, donnent le sentiment d'avoir été créées par le FDF lui-même. Nous avons ici sous les yeux une brochure qui sert de base à des formations données à la Fondation André Renard où l'on souligne que la politique wallonne depuis 20 ou 30 ans est conditionnée par la peur 2
On se contente d'établir pour l'opinion wallonne, dit la Fondation, des listes d'horreurs.
Effectivement, c'est ce qu'ont fait les « fuiteurs » d'hier et avant-hier. Pour y trouver des « horreurs » réelles, il faut vraiment bien chercher. Ou alors ce qui est horrible, c'est ce qui l'est d'un point de vue FDF. Par exemple en quoi le fait que le ministère de l'intérieur serait complètement régionalisé serait-il une horreur ? La seule chose qui est avancée à ce sujet par la ou les personnes qui ont informé « La Libre », c'est le fait que les cartes d'identité des « francophones » de la périphérie seraient alors entièrement rédigées en néerlandais ! Mais que chacun regarde sa carte d'identité actuelle, les mots français y sont presque moins nombreux que le total des mots anglais, néerlandais, allemands qui s'y trouvent. Qu'est-ce que cela changerait ? 3 En quoi cela serait-il horrible ? Et ce n'est même peut-être pas vrai.
[Ajout de ce 21 août .Béatrice Delvaux trouve qu'il faut un projet francophone ... 18 jours après le même appel angoissé de Véronique Lamquin dans le même journal, le 3 août... Comme on le lira ci-dessous, Le Soir et les belgicains manquent à ce point de lucidité sur la question nationale qu'ils réclament - "vite" encore bien ! - depuis des décennies un "projet francophone" (voir ci-dessous un même appel datant de 1987!). Comme si rien ne s'était passé depuis 1830. Comme si ce journal et ce qu'il représente n'était justement pas le responsable de l'aveuglement d'une grande partie de l'opinion publique en Wallonie... à peine moins lucides que nos dirigeants (dont De Standaard décrit quotidiennement la panique). Pathétique!]
Des horreurs très FDF
Parmi les horreurs qui composent cette liste, il y a en outre des accords déjà acquis en 2008 (mais qui n'ont pas encore été appliqués) sur certaines régionalisations (de la sécurité routière, des loyers, de la tutelle sur les auto-écoles, de certains permis de construire etc.). Autre « horreur » selon ces « fuites » : le fait que les partis francophones n'exigeraient plus que Bruxelles soit élargie en contrepartie de la scission de BHV. Mais même si l'on a pu croire parfois que cela pourrait être une position « francophone », on peut douter que les Wallons soient très nombreux à le souhaiter d'autant que le président du FDF propose évidemment que cet élargissement s'étende au Brabant wallon. En outre, est-ce vraiment de l'intérêt de Bruxelles d'être élargie ? Le principe même des facilités ne contient-il pas dès le départ, dans sa logique profonde, que les communes en question font partie de la Flandre ? Et faut-il vraiment que Bruxelles s'élargisse à Halle et Nivelles pour la sécurité des droits des habitants francophones de Linkebeke et autres bonnes villes ? Les Bruxellois que nous connaissons ne sont pas aussi mégalomaniaques. Et les Wallons n'accepteront pas que les droits des francophones de la périphérie soient supprimés. La « fuite » dit aussi que les négociateurs francophones auraient proposé que les facilités soient étendues à tout le Brabant flamand, ce qui surprend. Même si la belle présentatrice du JT du 3 août au soir a parlé de contradictions « abyssales » entre « francophones » et Flamands, on s'étonne que cette Wallonne ait oublié de dire que la NVA était aussi prête à admettre que les bourgmestres des communes à facilités soient élus par les collèges échevinaux de ces communes. Il est vrai que, dans la « fuite », s'exprimait un « spécialiste » estimant que la régionalisation de la SNCB amènerait des chemins de fer à deux vitesses. Mais, derechef, combien de fois n'a-t-on pas dit cela depuis 50 ans à propos de tout et de rien. Même à propos de la culture... Et de toute façon, les médias ont peu souligné ce qui est - serait - pratiquement le seul sujet d'inquiétude wallon. En fait, la plupart de nos médias sont devenus des médias nationalistes belges militants.
Une Belgique de papa déjà morte
Il est possible que les fuiteurs eux-mêmes soient des belgicains à qui fait surtout « horreur » la perspective que l'Etat belge ne sera plus central, mais que ce seront les Etats fédérés 4. Mais cet Etat central, la Fondation André Renard, elle, n'oublie pas qu'il a procédé par exemple à des baisses de cotisations patronales qui, de 1999 à 2007, représentent 27 milliards d'€, soit 27 fois le Plan Marshall. Or le Plan Marshall s'avère bien nécessaire et efficace. 5 Par là, la Fondation André Renard, suggère évidemment que ces politiques de baisse de salaires (même si ce sont des salaires différés), intéressent surtout la Flandre et moins la Wallonie. Et que d'autres politiques devraient y être menées. Mais, alors que l'Etat unitaire s'est avéré ruineux pour la Wallonie, comme l'a montré deux fois en 30 ans le Professeur Quévit, l'opinion wallonne continue à être poussée, par les médias et les dirigeants wallons, à redouter comme la peste une Wallonie dirigée par ceux qui l'habitent. Il y a heureusement la FGTB wallonne, qui n'est tout de même pas rien. Mais quand un métallo liégeois se prononce en faveur de l'avenir et de l'autonomie 6, on se précipite sur la position « officielle » de la FGTB « nationale », en oubliant que la FGTB est la première organisation du pays à avoir voulu devenir fédérale, où 470.000 Wallons et 170.000 Bruxellois font face à 720.000 Flamands, ce qui est quand même plus équilibré que les 380.000 Wallons sur les 1.600.000 adhérents de la CSC 7 . Et voilà pourquoi la sœur de la FGTB wallonne est muette sur toutes ces questions qui concernent la Wallonie! Sans pour autant aller chanter la Brabançonne sur la Place des Martyrs, comme le 27/9/2007 avec Joëlle Milquet (mais aussi Laurette Onkelinx ! qui vient de redécouvrir que le PS est régionaliste).
Entrer dans l'avenir à reculons
En quoi la Wallonie serait-elle lésée par la régionalisation complète de la Mer du Nord ? Ou par celle de la Justice ? Ces opérations ont déjà eu lieu dans tant de domaines que l'on s'étonne de voir revenir le même argument sous-jacent : « si on coupe la Belgique en deux, on coupe un organisme vivant qui en mourra », une métaphore bien étudiée en son temps par Jean-François Bastin quand La Libre Belgique se classait encore dans la droite ultra 8 Quand le dernier petit bout de compétence fédérale sera régionalisé, certains continueront à crier que la Wallonie en mourra !
Il est finalement réjouissant - plus ou moins ! - de lire Jean-Benoît Pilet dans Le Soir du 3 août : « Soit la Flandre obtient une grande réforme de l'Etat ; et Bart De Wever se présentera en héros, celui qui a obtenu ce que les autres partis flamands n'avaient pas obtenu. Soit, c'est le blocage ; et il pourra dire : c'est la faute aux francophones - et faire un nouveau bond aux élections. Telle est en tout cas la réalité perçue par les francophones ; rappelons seulement que, depuis 2007, le CDH estimait qu'une position dure sur le plan communautaire serait payante électoralement. Beaucoup d'observateurs pensaient la même chose. Le 13 juin dernier, on a compris que c'était un mythe. » Et de fait le CDH a atteint son minimum historique en Wallonie en empruntant son slogan de campagne aux armoiries royales belges.
Triste. Triste. Triste.
Mais quand on voit quelle est la culture politique du CDH et de son prédécesseur PSC (sinon même les catholiques wallons toujours alliés à leurs frères du Nord depuis que la Wallonie est minorisée politiquement), on peut se demander si, pour d'autres raisons que celles qui amènent à prévoir la disparition du CD&V, les évolutions actuelles ne condamnent pas également le CDH. Les dirigeants wallons (y compris le MR et les socialistes et les Ecolos malgré la bonne prise de parole de Bernard Wesphael), feraient bien de méditer l'échec maintenant assez évident du projet national belge. Peut-être aussi de se débarrasser d'un personnel vraiment trop antiwallon 9. Enfin, quand on lit Véronique Lamquin réclamer dans Le Soir de ce 3 août « Vite un projet francophone », on ne peut qu'être emporté dans un violent vertige d'amertume.
Voici pourquoi.
Il y a 23 ans, croyant sans doute innover, J-M Favresse, Professeur de droit public à l'ULB écrivait : « Il faut sans aucun doute que les francophones de ce pays, à l'égal des Flamands, s'assignent un grand et réaliste dessein, sans quoi l'on peut parier qu'ils seront colonisés par ceux-ci, ou encore qu'ils seront abandonnés par eux , après quoi il ne leur resterait plus qu'à s'offrir à qui en voudrait. » Ceci, dans Le Soir du 8 décembre 1987...
La revue TOUDI citait déjà une série de textes apparentés, non sans colère 10, notamment à cause de l'éditorial d'Yvon Toussaint à la veille des élections de décembre 1988, élections qu'il percevait comme étant dépourvues d'enjeux, soulignant, avec mépris, que le vote des citoyens participait d'un « sentiment » ou d'une « fidélité ». L'une est triste et l'autre ennuyeux, ajoutait-il, en citant en grand lettré qu'il est, Choderlos de Laclos.
Ajout de ce 5 août : la colère de la revue en 1988 venait aussi du fait que le projet wallon de redressement et d'émancipation s'enracinait bien plus avant encore dans les grèves de 60, bien sûr, et tout ce qui a suivi avec la création du Mouvement populaire wallon, les travaux des socialistes wallons, les réformes de l'Etat en 1970 et 980... Et aussi dans toute la réflexion wallonne qui a pu être menée encore avant, par exemple au Congrès national wallon des 20 et 21 octobre 1945, durant la résistance, avec l'instauration du premier Conseil économique wallon et les réunions des socialistes et des communistes wallons avant la guerre. On lit dans Le Congrès de Liège des 20 et 21 octobre 1945, éditions du Congrès national wallon, Liège sd, les noms de plusieurs syndicalistes parmi les membres du Congrès: Arthur Bertinchamps, président de la Centrale chrétienne des métallurgistes, Alfred Califice, secrétaire de la Fédération des syndicats chrétiens à Marcinellle, Joseph Fafchamps, secrétaire permanent de la Centrale chrétienne des métallurgistes de Belgique, à Bois-de-Breux, Arthur Gailly, secrétaire général de la Fédération des métallurgistes de Charleroi, André Genot, secrétaire général de la CGSP, à Namur, Raymond Latin, secrétaire syndical à Seraing, Ernest Lhost, permanent syndical à Jumet etc.
Voir aussi l'éditorial quand même très timoré de La Revue Nouvelle Résultats des négociations Wallonie/BXL/Flandre d'avance condamnés? .
Et Manifestations pour l'unité de la Belgique (1963-2010)
Voir également La Belgique qui meurt (II): Actualité du renardisme
- 1. La Libre Belgique du 3 août
- 2. Document intitulé Evolutions institutionnelles, l'un des derniers feuillets intitulé Positionnement wallon
- 3. Et n'y a-t-il pas, non loin de RTL, une Marcel Thiry Court qui ne plonge par Olivier Maingain dans la révolte ?
- 4. Wallonie, Etat fédéré, M. Rudy Demotte
- 5. Plan Marshall pour la Wallonie: un jugement indépendant
- 6. Francis Gomez confirme ses déclarations régionalistes
- 7. Et 180.000 Bruxellois pas tous francophones...
- 8. On en trouvera un exemple dans ce chapitre du « Discours antiwallon » en son premier paragraphe avec cette phrase de la Libre Belgique du 8 avril 1970 promettant déjà la catastrophe pour la Wallonie au cas où serait mis en oeuvre le fédéralisme économique.
- 9. Joëlle Milquet, culture wallonne et intelligence du coeur
- 10. « Sondage exclusif » : le mépris bruxellois, in TOUDI annuel, 1988, pp. 161-172.