La Grande guerre dans la mémoire: de l'avenir infini à l'avenir fini
L'étude de la grande guerre n'en finit pas de susciter de nouvelles recherches passionnantes dans le champ de l'histoire « culturelle », la parution de deux ouvrages chez l'éditeur Armand Colin nous permet de mettre en évidence quelques tendances récentes. Le livre de Charles Ridel sur les embusqués 1 en France est la première étude à se pencher sur ce sujet. Se basant sur l'étude de périodiques et magazines, de journaux de tranchées, du contrôle postal aux Armées, de certaines archives judiciaires et de la correspondance de guerre de Maurice Barrès, Ridel analyse le cas français et conclut, qu'au moins jusqu'au début de 1916, cette question fut quasi la seule à même de déstabiliser ou de fissurer l'union sacrée qui se noua au sein de la société française au début d'août 1914. Bien sur, il faut relativiser celle-ci, comme l'a montré Jean-Jacques Becker 2 , ce fut plus avec fatalisme et résignation qu'avec un enthousiasme guerrier et revanchard que la France profonde a accueilli l'entrée en guerre. C'est avant tout avec l'idée d'un devoir à accomplir, défendre la Patrie contre l'envahisseur, que les soldats français sont partis combattre. Ce sentiment du devoir, d'impôt du sang à verser, va vite donner naissance à une sorte de suspicion généralisée envers tous ceux qui, d'une manière ou l'autre, essayent de s'y soustraire. Il y a là une spécificité française, la Nation connaissant, avec des interludes, depuis 1792, la pratique de la conscription, cette question s'y révéla logiquement plus sensible que dans des Etats qui ne la connaissaient pas en 1914, tel l'Empire britannique, ou seulement depuis peu comme la Belgique. D'abord, il y a tous ceux dispensés par la loi, notamment une grande partie des fonctionnaires comme les cheminots ou certains agents des Ministères (Finances, Intérieur, PTT, etc.), la poursuite des missions du service public étant jugée indispensable à la Patrie en guerre. Ensuite, il y a tous ceux qui ne sont pas versés dans des unités combattantes comme les soldats ressortissants aux services logistiques et administratifs au sein des états-majors et dépôts ou affectés, en général pour raison d'inaptitude physique, dans le service auxiliaire. Puis, il y a les embusqués involontaires, ceux qui, bien qu'étant dans des unités combattantes, sont éloignés du danger soit par la force des choses, les marins ou cavaliers que le déroulement des opérations a condamné à une inactivité relative, soit en raison de leurs positionnement comme certains artilleurs, une partie des troupes du génie, les soldats du service automobile, les membres du service de santé, les territoriaux, etc. S'ajoute à cela, les ouvriers spécialisés retirés du front ou qui n'y furent pas envoyés, le fonctionnement des usines contribuant à l'effort de guerre étant jugé prioritaire par le gouvernement. Ce fait ne manqua pas de susciter le mécontentement d'une infanterie essentiellement composée de ruraux assez fortement liés au monde agricole. La chasse aux embusqués, réels ou supposés, d'ailleurs souvent liée avec la phobie de l'espion, provoqua donc de violents débats au sein de la société française en guerre. L'auteur note que cette question reposait notamment sur certains soubassements d'ordre sexuel, la crainte des hommes au front de laisser leurs femmes abandonnées à la merci d'embusqués: ce n'est pas tout fait l'histoire du Diable au corps de Raymond Radiguet, mais on n'en est pas loin, la crainte en question étant sans doute l'un des ressorts de cette psychose publique... Logiquement, c'est donc aussi la virilité des embusqués qui se retrouve brocardée par le grand public, pas besoin d'être un grand spécialiste de la psychanalyse pour comprendre le slogan de l'une des affiches de l'époque : Pas de fusil, pas de Filles ! La gauche, mais pas seulement, va beaucoup s'agiter concernant l'égalité des citoyens devant l'impôt du sang. A titre d'exemple, le tout jeune Canard Enchainé créé en 1915 et le quotidien de Clémenceau L'homme enchainé ont consacré, pendant des mois, une rubrique spécifique à la dénonciation des cas d'embusquage. Charles Ridel estime qu'environ 8% des 15.000 lettres reçues pendant la durée du conflit par le chantre du nationalisme français, Maurice Barrès, était dévolue à la question des embusqués. Les députés, dont la moitié était encore en âge de servir dans l'armée territoriale et qui se sont auto-dispensés de service, vont adopter deux lois concernant le débusquage des embusqués. Celles-ci mirent en place toute une série de mécanismes qui permit de « récupérer » environ 380.000 combattants sur un total de 7.891.000 mobilisés. Notons que c'est chez les fonctionnaires et les ouvriers que le pourcentage de personnes récupérées fut le plus faible par opposition aux dépôts et autres services de l'arrière. Cette figure de guerre obsessionnelle qu'est l'embusqué va perdre de sa virulence à partir de 1916 et de la bataille de Verdun. L'opinion publique se rend alors compte que ce qui est primordial dans une guerre moderne n'est plus seulement la reine des batailles qu'est l'infanterie. Pensons au rôle joué par l'automobile et à la voie sacrée, au développement des blindés et de l'aviation, au rôle de l'artillerie qui vit ses effectifs doubler en quatre ans, bref toutes ces nouveautés d'une guerre totale faisant que la victoire dépendait tout autant de la production des usines d'armement et de la propagande vis-à-vis des opinions publiques étrangères que de la reprise du fort de Douaumont. A la fin de la guerre, l'infanterie ne représentait d'ailleurs plus que 50% des hommes sous les drapeaux contre 71% en 1914. Dans le même temps, la part des non-combattants dans les armées passa de 15 à 36%. L'égalité supposée devant l'impôt du sang a finalement cédé la place à l'utilité rationnelle et équitable des compétences techniques et militaires de chaque mobilisé vis à vis de l'effort de guerre. L'ouvrage de Charles Ridel se penche aussi sur la mise en œuvre pratique de l'embusquage via l'étude d'un réseau parisien, démantelé en 1916, qui grâce à la complicité de médecins militaires, fabriquait des hospitalisations prolongées débouchant souvent sur la réformation de nombreux soldats. Ce qu'il est intéressant de constater dans le procès qui s'ensuivit devant le 3ème Conseil de guerre de Paris, c'est que parmi la trentaine d' inculpés, une majorité est âgée d'environ 35 ans et avait déjà combattu ou connaissait le front et était issue de la petite bourgeoisie commerçante, donc il y avait peu ou pas de raison idéologiques à l'embusquage, mais essentiellement des intérêts commerciaux et/ou des raisons d'ordre familiales. Le livre se penche enfin sur un cas concret, celui du peintre cubiste Fernand Léger. Celui-ci va tout essayer pour être transféré de son unité combattante vers l'une des unités de camouflage créée en aout 1915. En vain, l'artiste ne disposant pas d'appuis ou de relais suffisamment puissants, mais il réussira tout de même, après de longues démarches, à se faire réformer mi-1918 au bout de neuf mois de convalescence, échappant ainsi aux meurtriers derniers mois de la grande guerre. En conclusion, Ridel estime que la figure de l'embusqué, essentiellement de 1914 à 1916, fut l'incarnation d'un antihéros qui fut « l'instrument privilégié du panégyrique des combattants du front. (...) Cette figure acquiert une indiscutable valeur métaphorique, cathartique et presque mythologique. Au demeurant, la figure de l'embusqué permet de galvaniser les civils de l'arrière tout en maintenant une pression efficace et culpabilisante sur les individus qui mesureraient par trop leur effort ». Un tout petit regret: on aurait bien aimé une approche un peu plus comparatiste du sujet, notamment vis-à-vis de l'Allemagne, l'auteur laissant entendre que c'est uniquement en France que le débat public sur l'embusquage atteint une telle intensité, sans doute en raison de son lien intrinsèque avec l'histoire de la Nation en armes et avec les valeurs proclamées de la République.
L'ouvrage du britannique Jay Winter 3, professeur à Cambridge puis à Yale, fait partie de ses livres qui, quasi dès leur publication, deviennent des œuvres de référence. Il a fallu presque 15 ans pour qu'une traduction française soit enfin disponible, mais son contenu conserve toute sa pertinence. Commençons par un petit regret, l'analyse de l'historien s'appuie sur de nombreuses illustrations, tableaux, gravures, dessins, images de films etc., un cahier central en couleur d'une qualité supérieure aurait été préférable à la dissémination dans tout le livre de reproductions en noir et blanc d'une qualité médiocre tant elles apparaissent saturées dans les noirs, ce qui est un comble quand il s'agit d'œuvres où la couleur est essentielle comme les toiles de Kandinsky ou Dix ! Winter divise son travail en deux parties : affronter la catastrophe et codes culturels et langage du deuil.
La première partie se penche donc sur le caractère massif et unique dans l'histoire que représentait le deuil lié à la grande guerre. La question du retour de l'armée des morts fut la première à se poser, fallait-il les laisser reposer sur les lieux des combats ou bien autoriser les familles à « récupérer » les leurs ? Si pour l'Allemagne et l'Empire britannique, la question fut assez vite réglée en faveur du maintien sur place, ne serait-ce qu'en raison notamment du grand nombre de dépouilles non-identifiées, la question va profondément diviser la société française jusqu'en 1920. Contre la volonté du gouvernement, un grand nombre de familles veulent récupérer leurs morts, les exhumations clandestines se multiplient, tout un trafic se mettant en place autour du rapatriement de ces morts dans leur village ou ville d'origine. Le gouvernement devra céder et autorisera finalement en 1920 ce retour, en 1923, environ 40% des dépouilles ont déjà quitté les champs de batailles. Devant l'impossibilité du retour des millions de soldats tombés, de nombreuses sociétés ont organisé un retour symbolique en recourant à l'inhumation de soldats inconnus, comme à la cathédrale de Westminster et à l'arc de triomphe en 1920, sous la colonne du congrès et le Vittoriano en 1921. La prégnance de la mémoire de la grande guerre est tellement forte que l'Australie en 1993, le Canada en 2000 et la Nouvelle-Zélande en 2004 inaugurèrent leur propre monument pour se distinguer de celui de Westminster. Il est intéressant de noter qu'aucun monument similaire ne réussit à être construit à Berlin, cette question, à l'opposé des pays cités, renforçant y compris après la réunification de 1990 les divisions de la nation allemande. Notons qu'a contrario, il existe un monument au soldat inconnu « bavarois » à Munich et que parmi les Etats vaincus, l'Autriche, la Hongrie et la Bulgarie ont aussi leur soldat inconnu.
Les souvenirs après la guerre suivante et la modification de l'avenir...
Winter analyse ensuite la mise en place de communautés de deuil ou ce qu'il appelle aussi la mise en place d'une « parenté élargie fictive » dont l'une des manifestations la plus visible fut la création, dès la fin du conflit, d'innombrables associations d'anciens combattants. Il y a aussi tous les réseaux, tant laïcs que confessionnels, d'aide et d'assistance aux blessés et invalides de guerre ainsi qu'aux prisonniers qui furent rapidement en place. Il y eu ensuite ceux dédiés à l'information et au soutien des familles des victimes, en raison de la question nouvelle en terme d'ampleur, que constituait le sort des disparus présumés morts soit 300.000 rien que pour le front occidental ! Les sociétés occidentales durent aussi faire face à la question du traitement social à accorder aux millions de veuves et d'orphelins, ce qui aboutit à un renforcement du Welfare State et de l'intervention étatique dans les sphères sociales et familiales. La Belgique accorda même le droit de vote aux élections législatives aux veuves de guerre, celles-ci prolongeant en quelque sorte l'existence civique de leur époux défunt. Ce droit fut étendu aux femmes ayant fait preuve d'une conduite patriotique héroïque. Enfin, et ce dès 1919, alors même que les cimetières militaires ne sont pas encore achevés, les familles veulent se rendre en pélerinage sur les lieux des combats et « voir » l'endroit où l'être cher est tombé. Ces pélerinages laïcs sur la tombe des héros (ou martyrs) vont même provoquer en Grande-Bretagne la création d'agences de tourisme spécialisées. Autre aspect peu connu du deuil de guerre, la recrudescence du spiritisme et de diverses croyances paranormales ou magico-mystiques comme moyen de contact avec les morts, en période de mort de masse et de destruction, toute aide était bonne à prendre. Pensons ici aux fameux anges qui seraient apparus aux combattants britanniques lors de la bataille de Mons en aout 1914. Enfin, pour terminer la première partie de son étude, Winter examine ensuite une série de monuments mémoriaux de la guerre, les cimetières militaires, les monuments aux morts de Mulhouse et Compiègne, le Cénotaphe à Londres, la tranchée des baïonnettes à Verdun, le monument aux disparues de Thiepval (Somme) et le monument que l'artiste allemande Käthe Kollwitz érigea en mémoire de son fils au cimetière militaire de Vladslo près de Dixmude. Ces monuments, quelle que soit leur signification esthétique ou politique sont d'abord des lieux de deuil où s'accomplissent des gestes qui dépassent les frontières temporelles et spatiales, en quelque sorte pour que les vivants se séparent des morts et recommencent ou continuent à vivre grâce au nécessaire apprentissage de l'oubli. Ce rite de passage emprunta à des sources religieuses, païennes et profanes anciennes. Pour Winter, un grand nombre d'œuvres réalisées dans le sillage de la Grande guerre s'inspirent de formes anciennes de l'art commémoratif et reprenait tout ce que rejetaient les modernistes : le romantisme, les valeurs anciennes, la sentimentalité, en bref, tous les clichés de la fin du XIXe siècle et de la belle époque sur le devoir, la virilité, l'honneur, etc. La force de ces modes d'expression traditionnels reposait sur la capacité de celles-ci à servir de médiation au deuil. L'ironie tranchante, l'esprit sauvage de Dada ou du surréalisme, par exemple, pouvaient sans doute exprimer la colère et le désespoir, mais ils étaient incapables d'apporter le moindre réconfort, la véritable rupture culturelle et esthétique n'aura lieu qu'après le second conflit mondial.
La seconde partie de l'ouvrage est encore plus passionnante. Winter se penche d'abord sur quelques films de l'entre-deux-guerres ayant pour sujet la Grande guerre, notamment d'Abel Gance, mais aussi sur les images d'Epinal de la maison Pellerin en tant que manifestation du renouveau du romantisme populaire. Il insiste pour que l'on n'opère pas une distinction trop nette entre ces diverses formes de culture populaire et les avant-gardes et l'expérimentation. Si l'on replace dans le contexte de l'après guerre les préoccupations des surréalistes, leurs paysages et formes déstructurées correspondaient pour les millions d'anciens combattants à une réalité plus prosaïque, celle du combat. Winter évoque ainsi longuement la scène finale du J'accuse d'Abel Gance quand les soldats morts sortent de leur tombe et viennent hanter les vivants en leur rappelant leur responsabilité vis-à-vis d'eux. Examinant ensuite les arts plastiques via les œuvres « apocalyptiques » de Kandinsky, Meidner, Beckmann, Rouault et Dix, Winter considère que, dans le sillage de la guerre, l'art apocalyptique qui se manifestait déjà avant celle-ci, prit de nouvelles formes qui correspondaient à une période de deuil massif. En recourant à diverses sources spirituelles comme la Bible, la théosophie, l'occultisme, les œuvres de William Blake, Goya, Holbein et Grünewald, tous ces artistes essayèrent de représenter la guerre et son terrible bilan humain. Ce retour du « sacré » offrait ainsi tout un vocabulaire du deuil, un code au moyen duquel les artistes pouvaient exprimer la démesure de la guerre et des souffrances qui l'avaient accompagnée. Cette prolifération et la répétition d'images et de métaphores apocalyptiques se retrouvèrent dans la littérature contemporaine de la Grande guerre. La fin des temps, l'effondrement de l'ordre et le jugement dernier étaient parmi les composantes d'œuvres d'écrivains aussi divers que Karl Kraus, Henri Barbusse, G B Shaw, Ernst Jünger, Jean Giono, DH Lawrence. Après 1945, la shoah et Hiroshima, ce type d'imagerie fut considéré comme désuet ou impossible à utiliser. Ces visions et ces lieux littéraires de la mémoire s'effacèrent sans doute définitivement pour céder la place au silence et à l'abstraction. Ce qui apparait comme l'une des caractéristiques de la grande guerre, l'apparition de nombreux poètes de guerre, suivit une même tendance au renforcement d'un romantisme porteur d'un nouvel ensemble d'idées et d'images issues de toute une gamme de traditions anciennes redéfinies par les circonstances du temps. Le poète fut en quelque sorte le passeur par excellence entre les diverses communautés en deuil : soldats et civils, hommes et femmes, jeunes et vieux. Beaucoup cherchèrent à atteindre le sacré par la métaphore de la résurrection : comment mieux évoquer la fraternité des vivants et des morts qu'en faisant entendre à nouveau la voix des disparus ?
Ces artistes s'avancèrent à reculons vers l'avenir en s'efforçant d'appréhender l'histoire chaotique de leur temps. Jay Winter considère donc que la grande guerre ne fut sans doute pas la grande rupture « moderne » dans l'histoire culturelle de l'occident. Cette guerre contemporaine du cubisme, du Sacre du printemps, du cinéma de Griffith, du début de l'écriture par James Joyce de son Ulysse (son combat à lui dura huit années) donna lieu à une persistance de la tradition. Celle-ci fut parfois réinterprétée au moyen de formes modernistes mais elle demeura le seul médiateur, dans un processus complexe de souvenir et d'oubli, pouvant « faire sens » au deuil et à la douleur, tant privées que collectives, de millions de personnes confrontées à une guerre « insensée » dans l'étendue de ses destructions (neuf millions de morts dont la moitié pour la France, l'Allemagne et la Grande-Bretagne). La véritable rupture culturelle et artistique pour l'Occident est donc à rechercher vers 1945, la seconde guerre mondiale ayant creusé un abîme, les langages du sacré se sont évanouis, tout comme l'optimisme et la foi dans la nature humaine. Un avenir potentiellement fini apparut alors comme possible voire même probable, un avenir où, selon Winter, les anges se pétrifient en plein vol ou finissent ensevelis sous les ruines dont le ciel est rempli.
- 1. Charles Ridel : Les Embusqués, Armand Colin, Paris, 2007
- 2. J-J Becker : 1914, Comment les Français sont entrés en guerre, Presses de la FNSP, Paris, 1977 et L'année 1914, Armand Colin, Paris, 2004
- 3. J. Winter : Entre deuil et mémoire. La grande guerre dans l'histoire intellectuelle de l'Europe, Armand Colin, Paris, 2008.