La Wallonie niée : une autre comparaison Canada/Belgique

Toudi mensuel n°65, septembre-octobre 2004

Jan Erk a publié récemment un très intéressant article où il tente de comparer la Wallonie, la Flandre, Bruxelles et le Québec 1. Cet article est intéressant à lire et est à rapprocher de l’analyse du colloque de l’Université de Liège qui comparait, lui, les littératures du Québec et de Wallonie et Bruxelles. On a vu que dans ce colloque la Wallonie avait été quasiment passée sous silence. Il nous a semblé intéressant dans ce contexte de lire une autre présentation où l’auteur, cette fois flamand, sans cependant nier la Wallonie et au contraire en en mettant le destin au départ bien en évidence, se retrouve dans une impasse, l’économie de son texte l’empêchant en fait d’en parler.

Jan Erk pense en résumé que « Le nationalisme québécois ressemble cependant plus au nationalisme flamand que celui de la Wallonie, avant tout fondé sur des demandes économiques. Les nationalismes flamand et québécois sont tous deux motivés par une distinction linguistique; ils ont tenté de redresser la division culturelle du travail et ils ont également essayé de bâtir des structures politiques de rechange de l’État central afin de parvenir à une redistribution culturelle du pouvoir. Malgré tout, le nationalisme flamand s’est développé sous la bannière de la démocratie chrétienne, alors que le nationalisme contemporain du Québec doit sa force aux idées séculaires de gauche. Cette différence peut s’expliquer par l’attitude différente de l ‘Église catholique des deux régions face au pouvoir politique. »

La Wallonie à comparer aux Canadiens anglais…


Jan Erk écrit à juste titre que « sous plusieurs aspects, les Flamands sont les Québécois de la Belgique » Mais nous ne partageons pas son idée que « Les deux communautés constituant la francophonie belge, les Wallons et les Bruxellois, ont une vue de la Belgique très semblable à la vision canadienne-anglaise du Canada. Ils font ainsi souvent référence à un nationalisme civique tout en critiquant ce qu’ils considèrent comme un nationalisme flamand ethnique. Ce discours est étonnamment similaire à ce qu’on observe au Canada anglais. Le noble discours inclusif de la minorité - les Bruxellois composant environ dix pour cent de la population belge contre trente pour cent de Wallon - est une source de confusion pour plusieurs. Ce n’est cependant pas le nationalisme de la minorité francophone mais bien celui de la majorité flamande qui se rapproche le plus du nationalisme québécois, tant par ses origines que par son agenda politique. »

Il existe en effet une réticence au nationalisme ethnique en Wallonie, mais tout aussi bien au Québec, cela ne peut être nié et la grande différence entre la communauté canadienne anglaise et les Wallons en tout cas, c’est que ceux-ci peuvent parfaitement s’envisager comme un pays à part de la Belgique. Nous ne disons pas que c’est le vœu de la majorité des Wallons, mais la chose est faisable et envisageable pour eux. Les dernières déclarations récentes d’Élio Di Rupo font de cette éventualité d’un État wallon et bruxellois séparé, une possibilité. Il est difficile d’imagine pareille déclaration dans le chef d’un leader politique canadien anglais.

Il est vrai cependant de dire avec Jan Erk que « Les mouvements nationalistes flamands et québécois reposent sur des bases linguistiques; ils ont tenté de redresser les inégalités dans la division culturelle du travail et ils ont cherché à construire des structures politiques pour redistribuer le pouvoir politique. » Jan Erk pense cependant que le nationalisme flamand est plus à droite que le nationalisme québécois qui est social-démocrate. Et il ajoute : « Pour sa part, le nationalisme wallon se situe clairement dans un cadre idéologique de gauche, mais se distingue du nationalisme québécois par l’absence de revendications linguistiques et culturelles. »

Sur ce point également, des nuances devraient être introduites, car le nationalisme wallon, avec les deux Manifestes (1983 et 2003), a aussi des revendications culturelles et ce n’est pas dû à sa faiblesse que celles-ci soient les plus difficiles à prendre en compte dans le cadre belge. Il ya en effet l’opposition d’une grande partie de l’opinion wallonne et bruxelloise qui – ceci par analogie avec le nationalisme canadien anglais – se réfère encore au modèle belge francophone, même quand il s’agit cependant d’événements inexplicables autrement que par l’émergence de la Wallonie. On peut songer ici au cinéma.

L’oubli de la situation linguistique et sociale de la Wallonie


On se rend compte des lacunes de l’historiographie wallonne quand on lit ceci sous la plume de Jan Erk qui s’exprime ici sur le 19e siècle ( !) : « Les classes moyennes et supérieures de la Flandre parlaient donc le français, alors que la Wallonie demeurait entièrement unilingue francophone. » Il est clair que la Wallonie, pour l’époque dont va parler Erk, n’était nullement « entièrement unilingue francophone ». Certes, elle l’était officiellement, vu le fait que les recensements linguistiques, s’ils prenaient en compte l’usage d’un dialecte flamand, ne prenaient pas en compte l’usage de la langue wallonne encore plus que largement répandue 2. Si nous devons reconnaître avec Jan Erk que « La Flandre (…) a également exporté de nombreux ouvriers vers le sud du pays, en pleine expansion industrielle. », nous ne pouvons pas admettre l’idée que « Plusieurs des familles flamandes ayant émigré en Wallonie afin de dénicher du travail ont rapidement été assimilées à la culture francophone. » Il est en effet de notoriété publique que la langue des usines jusqu’à très récemment et même encore aujourd’hui demeure une langue qui n’est ni le néerlandais ni le français, mais le wallon. On peut donc admettre l’idée de Jan Erk que « Les Flamands composaient ainsi la majorité de la classe ouvrière et des segments les plus pauvres de la société, alors que le français était la langue des classes supérieures et de la bourgeoisie. » Mais il faut aussitôt ajouter que cette majorité de Flamands dans les catégories sociales en cause est due à leur majorité numérique en général, les Wallons ne représentant pas plus de monde dans les catégories sociales supérieures. Et d’ailleurs, Jan Erk va le reconnaître implicitement un peu plus loin.

On se doit aussi d’apporter des nuances à l’idée que dans l’armée belge de 1914, « Les officiers étaient exclusivement francophones alors que la majorité des soldats parlaient le néerlandais. » Ces officiers pouvaient aussi bien être des personnes d’origine flamande que wallonne et le fait que les Wallons étaient minoritaires dans l’armée belge tient au fait que les Wallons ont toujours été minoritaires dans l’ensemble de la population belge.

Jan Erk pense ensuite pouvoir écrire que : « Ayant continuellement progressé durant la période de l’entre-deux-guerres, le mouvement nationaliste flamand a su obtenir certaines concessions de l’État belge. La plus importante a sans doute été l’adoption du néerlandais comme seconde langue officielle en 1935. Vers la fin des années cinquante, le fort mouvement nationaliste flamand et la réaction wallonne à son égard ont mené l’État belge à un véritable blocage politique. Une réforme en profondeur du système politique semblait alors inévitable pour sortir de cette impasse. Les toutes premières réformes reconnaissant la double culture de l’État belge ont été adoptées en 1962-1963, suivies par d’autres en 1970, 1980, 1988, 1993 et finalement en 2001. Le processus enclenché en un siècle par les nationalistes flamands a donc finalement mené à un État fédéral accordant l’autonomie gouvernementale à la fois aux Flamands et aux Wallons. »

Passons sur le fait que la réforme de 1980 n’a pas comme but la reconnaissance d’une double culture, mais satisfait la revendication wallonne sur le plan économique de même que celles de 1988 et 1993. Jan Erk s’en tient ensuite uniquement à la description de l’iniquité linguistique à l’égard de ceux qui parlaient le flamand et aux efforts du mouvement flamand pour la faire cesser. Il va jusqu’à comparer la composition sociale des Canadiens français et des Flamands et la composition sociale des Canadiens anglais et des Wallons : « la population de langue néerlandaise en Belgique et la population de langue française au Canada étaient surreprésentées dans les classes ouvrières, alors que les francophones belges et les anglophones canadiens constituaient la majorité des classes supérieures et moyennes. » Si l’on s’en tient à la langue, c’est évidemment exact. Mais Jan Erk oublie de signaler que ces classes supérieures et moyennes étaient plus que probablement en majorité d’appartenance flamande bien que de langue française, la classe ouvrière, certes d’origines diverses, étant localisée principalement en Wallonie et suant tant du wallon (principalement) que du français.

Le nationalisme wallon semble tomber du ciel


Jan Erk écrit : « Le déséquilibre social a servi de catalyseur aux projets nationalistes dans les deux pays, ravivant et recréant deux communautés nationales. Les Québécois ont ainsi émergé de la communauté canadienne-française, alors que Vlaams est devenu le nom de l’ensemble des habitants des plaines du nord de la Belgique parlant différents dialectes néerlandais. À leur manière, les deux projets nationalistes ont réussi à créer des structures étatiques et à construire des communautés nationales basées sur leurs identités historiques et linguistiques. Que les Flamands aient bâti cela au travers de la démocratie chrétienne et que les Québécois aient fait de même avec la social-démocratie se révèle particulièrement intéressant. Les mouvements nationalistes de la Flandre et du Québec se ressemblent en ce qui concerne leurs origines, leur agenda politique, les moyens utilisés dans l’ atteinte de leurs fins ainsi que de leurs accomplissements, malgré que l’un se soit situé clairement au sein de la droite politique, et l’autre au sein de la gauche. Considérant leurs antécédents pratiquement identiques, il est très curieux de constater que le projet nationaliste flamand soit associé à la droite chrétienne alors que celui du Québec soit plutôt associé à la gauche laïque. Nous tentons ici de comprendre cette différence par l’élucidation des relations entre l’État et l’Église. » Il ajoute « Cela dit, le nationalisme gauchiste de la Wallonie demeure également rempli de paradoxes. »

Après avoir erreur assimilé la Wallonie à un pays francophone (ce qu’elle était loin d’être), durant la période de naissance du mouvement nationaliste flamand, Jan Erk corrige en partie incosnciemment cette erreur tout en signalant encore que « L’ identité wallonne a émergé en grande partie en réaction au mouvement flamand et la structure de classes sociales en est un élément clé. » À tort à notre sens. Jan Erk ajoute: « Les mouvements ouvriers et les grèves de la fin du XIXe siècle combinés à la méfiance envers l’élite francophone de Bruxelles, que le mouvement wallon percevait comme l’ exécutante servile des catholiques flamands et de la haute bourgeoisie, sont à l’ origine de cette identité wallonne. D’ailleurs, une analyse des mouvements ouvriers de la fin du XIXe siècle en Belgique débute avec la question « La Wallonie est-elle née de la grève? » 3

Remarquons avec un certain étonnement qu’un lecteur même attentif de l’analyse de Jan Erk pouvait croire jusqu’ici que la classe ouvrière étant majoritairement composée d’éléments flamands, les Wallons même ouvriers étant assimilés à la culture des classes bourgeoises. Son analyse pouvait aboutir à tout ce que l’on veut sauf à dire que l’enracinement ouvrier allait servir de point d’appui au nationalisme wallon. De même dans ce que l’on lira ensuite, on ne voit pas bien pourquoi ce mouvement wallon si proche de la classe ouvrière, agirait par « réaction » au mouvement flamand. C’est pourtant ce qu’écrit Jan Erk :

« Dès sa création, le mouvement wallon s’est présenté comme socialiste et anticlérical. Depuis, le Parti socialiste demeure le parti le plus puissant de la Wallonie. Les demandes du mouvement wallon n’ont jamais porté sur la culture, contrairement au mouvement flamand. Le mouvement wallon, toutefois, a toujours été plus faible que sa contrepartie flamande. Tout au long du XIXe siècle, la population de langue française était dispersée sur tout le territoire belge. En plus des habitants de la Wallonie, les classes moyennes et supérieures flamandes parlaient le français, et Bruxelles avait une population de langue française. Depuis, les francophones de classe moyenne ont plus ou moins disparu de la Flandre et les classes supérieures de langue française à Anvers et Gand sont trop peu nombreuses pour mériter l’attention. Par contre, la Wallonie et Bruxelles continuent de partager leurs ressources dans un esprit de partenariat francophone. En tant qu’enclave de langue française en Flandre, Bruxelles possède une identité propre, quoique moins bien consolidée en tant qu’identité nationale que celle des Wallons ou des Flamands. Mais à plusieurs égards, le nationalisme culturel de la Flandre et le cosmopolitisme de Bruxelles sont beaucoup plus faciles à comprendre que le nationalisme ouvrier de la Wallonie. »

Le cosmopolitisme bruxellois


Cette distinction entre l’élément dominant de l’appartenance bruxelloise – le cosmopolitisme (sans doute plus proclamé que vécu) – est l’argument le plus intéressant de son analyse. Pour le reste, on retrouve la contradiction de cet article entre la description de classes dominées belges à majorité flamande et ce qu’il dit ensuite du mouvement wallon : « Le nationalisme wallon peut être décrit comme un mouvement régional réactionnaire mobilisé autour d’un noyau linguistique et dominé par son sous-groupe le plus influent, les syndicats ouvriers. De son côté, le nationalisme flamand est basé sur le catholicisme et l’ identité wallonne est celle d’une classe ouvrière […] Sur bien des points, l’identité francophone belge, et en particulier l’identité wallonne, est une réaction à la montée du nationalisme flamand, et il s’agit plutôt d’une identité de classe. »

Un long développement de Jan Erk…


À nouveau, marquons notre étonnement devant les développements qui vont suivre et dont nous ne reprendrons que quelques pages citées un peu plus longuement. L’auteur établit un parallèle qui nous semble trop strict entre le Québec et la Flandre ; nous dirons pourquoi. Mais avant, nous voulons lui laisser longuement la parole.

« La plupart des similitudes entre les nationalismes du Québec et de la Flandre reposent sur le rôle de la langue et la lutte pour une redistribution du pouvoir culturel et politique. Malgré qu’ ils aient suivi des chemins différents, leurs profils contemporains sont étonnamment semblables. La question linguistique est au coeur des deux projets nationalistes. La langue est le plus important facteur explicatif des divisions au sein de la société belge contemporaine.Tout comme le français est à la base de l’identité québécoise, le néerlandais cimente l'identité flamande.Depuis sa naissance, le nationalisme flamand s’est battu pour la reconnaissance étatique de la langue néerlandaise, pour son établissement comme langue officielle de la Flandre et pour la prévention de son déclin.Durant les cent dernières années, les Flamands ont lutté pour une reconnaissance culturelle équivalente à celle des francophones de la Belgique, lutte bien illustrée par le slogan des universitaires, qui en 1930, demandaient que l'Université de Gand soit flamandisée ( Geen taal geen vrijheid (pas de langue, pas de liberté). Historiquement, la langue constituait le principal obstacle à l’accès au pouvoir pour les habitants de langue néerlandaise en Belgique. Aussi la langue est au coeur de la mobilisation contre la division culturelle du travail. Les Flamands disent d’ailleurs De taal is gans het volk, qui peut se traduire à peu près comme ”la langue est ce qui fait la nation ”. Vivant dans un petit îlot français sur un continent de langue anglaise, les nationalistes québécois partagent ce point de vue, leur discours étant fermement ancré sur la notion de différence linguistique. Dans ce contexte, il est fondamental de revoir un malentendu concernant la langue parlée par les Flamands. Malgré les nombreux dialectes flamands, il n’existe pas de langue dite ” flamande ”. Les demandes de reconnaissance linguistique des Flamands dans les cinquante dernières années ont été accompagnées d’une standardisation de la langue autour du « haut néerlandais » (algemeene beschaafd Nederlands). En 1973, le Conseil culturel de la Flandre a adopté le néerlandais en tant que dénomination officielle de la langue, liminant ainsi toute référence à une langue flamande 4. Le terme précis en néerlandais est Nederlandstaal, ce qui signifie la langue des Plats-Pays (Low Countries), et n’implique pas de domination culturelle de la Hollande comme la désignation anglaise peut le laisser entendre (Dutch language). Dans le contexte d’une division culturelle du travail, le support de la classe moyenne s’est avéré très important, autant pour le mouvement nationaliste flamand que québécois. Les Flamands de classe moyenne n’ont commencé à utiliser leur langue maternelle à l’extérieur de la maison qu’à partir des années soixante, alors que le mouvement nationaliste faisait de nombreux gains et que l’économie de la Flandre connaissait une croissance considérable. Schoup explique le lien entre les classes sociales et la langue en Belgique en des termes qui auraient fort bien pu être employés pour décrire la situation des francophones au Québec:”Vivant dans un État bilingue, [les Flamands] se sont trouvés confrontés à une autre langue et une autre culture, toutes deux proéminentes dans le monde civilisé. Et puisque cet autre langage à l’ intérieur de leur frontière était parlé par ceux qui contrôlaient les leviers de l’État, tant au niveau politique qu’économique, la barrière de la langue s’est transformée en une barrière sociale. (Tiré de la préface de Henry Schoup dans Ruys, 1981, p. 8.)” » 5

[Étonnons-nous cependant ici du fait que le nationalisme wallon, comme l’auteur l’appelle, soit difficile à situer dans un tel contexte puisque, lui-même ouvrier, il n’est pas du côté de la bourgeoisie, mais l’auteur le situe malgré tout dans le camp francophone.]

« Les réformes entreprises afin de redresser ce déséquilibre ont d’un autre côté élargi la distance entre les deux moitiés de la Belgique. La société belge contemporaine semble donc connaître une situation similaire à celle que Hugh McLennann a qualifiée de ”deux solitudes” au Canada, les gens de langue française et ceux de langue néerlandaise vivant à l’intérieur de deux entités qui n’interagissent que sporadiquement. Des études sur les appels interurbains en Belgique ont d’ailleurs montré qu’il y avait très peu de communication entre la Flandre et la Wallonie 6. Les mouvements géographiques entre la Wallonie et la Flandre dans une année ne représentent également que 7 % de tous les déménagements de cette même année. Près de 80 % des déménagements se font à l’ intérieur des deux régions. Par exemple, il y en a eu plus de 7.500 de Bruxelles vers les banlieues flamandes et wallonnes du Brabant, mais ceux entre la Flandre et la Wallonie ont été peu nombreux (Ministerie Van Economische Zaken, 1996, p. 37-38). 7 La similitude entre la Belgique et le Canada est accentuée par la domination d’un petit groupe de gens bilingues ayant souvent le néerlandais comme langue maternelle. D’ailleurs, un article récent dans l’influent journal belge Le Soir faisait mention d’une ”aristocratie des bilingues” 8. Tant le Canada que la Belgique possèdent une classe politique fortement attachée au gouvernement central. Presque tous les Premiers ministres belges ont été des Flamands bilingues; de plus, la majorité des employés bilingues des ministères fédéraux sont aussi flamands. Edmond Leburton a été le seul Premier ministre bilingue qui n’était pas Flamand. Il n’a d’ailleurs été en poste qu’une année à peine, entre 1973 et 1974. À plusieurs égards, le fédéralisme et le bilinguisme officiel donnent un statut privilégié à l’élite politique bilingue, lui conférant un intérêt direct au sein du gouvernement fédéral.

Le rôle joué par les métropoles cosmopolites de Montréal et Bruxelles est une autre similarité frappante entre le Québec et la Flandre. Située en Flandre, Bruxelles n’en est pas moins une ville francophone. En fait, le nom de famille de la plupart des francophones de Bruxelles atteste leur origine flamande. Selon les estimations de Hasquin, la population de Bruxelles comptait moins de 15 % de francophones en 1780 [fn] Les estimations de Hervé Hasquin sont citées dans Kas Deprez, The Dutch language in Flanders, dans: Theo Hermans, Louis Vos et Lode Wils (dirs), The Flemish Movement, A Documentary History 1780-1990, Londres et Atlantic Highlands NJ, Athlone, 416-429. 1985, p. 420. . Une autre étude propose le chiffre de 5 % [fn] McRae cite une étude estimant le pourcentage de francophones en 1788 à moins de 5 %; (McRae, 1986, p. 294). McRae, Kenneth Conflict and Compromise in Multilingual Societies: Belgium, Waterloo, Wilfrid Laurier University Press, 1986. . Déjà en 1846, environ 60 % des habitants de la ville parlaient le néerlandais, alors qu’en 1910 ce nombre passait à 46 % 9. Les Flamands parlent d’ ailleurs de la verfransing (francisation) de Bruxelles. Les récents résultats électoraux suggèrent que la population néerlandaise de Bruxelles serait environ de 15 % à 20 %. Les quelque 30 % des Bruxellois nés à l’extérieur de la Belgique ont pour la plupart adopté la langue française. Arrivant principalement des pays de la Méditerranée à la suite de la Seconde Guerre mondiale, ces communautés immigrantes ont conservé leur caractère distinct, mais ont préféré s’ assimiler à la culture francophone. Jusqu’à maintenant, les efforts du gouvernement flamand n’ont su prévenir le déclin du néerlandais à Bruxelles. Les autorités politiques de la Flandre comme celles du Québec essaient toujours de gagner à leur cause ces communautés immigrantes qui préfèrent généralement s’intégrer à la culture canadienne-anglaise au Québec et belge-française en Belgique.

L’éducation s’avère une source de contentieux en présence de projets nationalistes basés sur la langue. C’est un sujet très délicat, suscitant de virulents débats politiques, particulièrement lorsque la distinction linguistique s’accompagne d’une division culturelle du travail. Autrefois, les francophones de la Flandre pouvaient placer leurs enfants dans des écoles de langue française et l’éducation en flamand était aussi disponible pour ceux qui le désiraient. Mais dans la plupart des cas, les familles flamandes ont préféré envoyer leurs enfants dans des écoles de langue française, car la connaissance du français permettait une plus grande mobilité sociale. Malgré d’importantes migrations flamandes dans les centres industriels de Liège, Mons et Charleroi, l’éducation et l’administration de la partie sud du pays demeuraient unilingues francophones. Cette asymétrie a cependant été atténuée par l’établissement du principe unilingue de de voertaal is de streektaal (la langue usuelle est celle de la région) en 1932. L’éducation en langue néerlandaise en Flandre a de la sorte acquis une forte prédominance et la région est devenue unilingue néerlandaise. La langue de l’éducation à Bruxelles est cependant demeurée une pomme de discorde. Les réformes de 1962-1963 n’ont pas réussi à solutionner le problème. Le principal contentieux concernait les critères déterminant le choix de la langue. Devait-on utiliser la langue maternelle telle que déclarée par les parents ou la langue parlée à la maison? Une loi du 30 juillet 1963 statuait que la langue parlée à la maison serait le critère de sélection. Cette décision impliquait que les parents, ou plus précisément le ”père de famille”, ne pouvaient plus choisir la langue dans laquelle leurs enfants poursuivraient leur éducation. La ” langue parlée à la maison ” était sujette à vérification par les autorités. Adoptée sous la pression des dirigeants flamands, cette loi avait pour but d’empêcher les Flamands de Bruxelles d’envoyer leurs enfants dans les plus prestigieuses écoles de langue française. »

Pourquoi élimine-t-on la Wallonie tant du côté wallon que francophone ?

Tout le texte de Jan Erk est de la même eau. Nous ne disons pas que sa description est fausse mais qu’elle est tellement incomplète qu’elle en arrive à jeter la confusion et tout lecteur québécois un peu attentif mesurera le défaut de cette analyse. Le principal de celle-ci, c’est qu’elle tend à passer sous silence que, même détenteurs d’une langue dominée par rapport aux Français, les Flamands ont toujours dominé politiquement l’État belge. De plus celui-ci n’est pas la résultante d’une conquête par une puissance extérieure, mais procède d’une volonté d’indépendance peut-être portée par un groupe francophone et bourgeois, mais dont pour partie (et sans doute majoritairement), l’appartenance à la Flandre ne fait aucun doute. Et cela change considérablement les choses. Un lecteur québécois attentif ne pourra considérer qu’avec envie l’unilinguisme de la Flandre alors que le Québec abrite sur son territoire tout un appareil scolaire de l’école maternelle à l’université pour les gens de langue anglaise.

On soulignera aussi que la prééminence de Premiers Ministres flamands n’est nullement – comme au Canada – une sorte de gage donné à un groupe jugé dangereux pour l’unité nationale (les Québécois, travaillés par le souverainisme et qui sont par ailleurs aussi bilingues), mais le fait du groupe flamand dominant dont un récent sondage indiquait qu’il ne supporterait pas la présence d’un premier ministre fédéral wallon, même bilingue.

Enfin, ce qui est le plus important, après avoir décrit le nationalisme wallon comme enraciné dans la classe ouvrière, après avoir dit (erronément), que la Wallonie était unilingue francophone depuis le départ (on sait que la France elle-même ne connut une majorité francophone qu’à la veille de 1914) (…), et que le groupe national wallon s’assimilait au groupe francophone, toute l’économie de ce texte devient complètement incapable de rendre compte du destin de la Wallonie. Et pas seulement parce que son nationalisme serait atypique.

En effet si la barrière des classes se confond avec celle des langues, comment expliquer que c’est du sein du mouvement ouvrier en Wallonie que sont parties les premières tentatives pour imposer l’autonomie du pays wallon se sentant menacé par la majorité démographique flamande ? Et cela dès avant 1914 avec la fameuse Lettre au Roi de Jules Destrée qui, qu’on le veuille ou non, est la lettre d’un membre d’une minorité ? Elle est en effet écrite en 1912 après le constat alarmant que les voix des habitants de la Flandre décident d’une majorité homogène catholique au pouvoir pour toute la Belgique depuis 1884, une majorité catholique qui s’enracine dans la partie flamande la plus peuplée du pays alors qu’en Wallonie, les partis laïques sont majoritaires à cette période comme ils le furent auparavant et comme ils le sont restés.

On peut certes expliquer le comportement des régiments flamands, moins combatifs durant la campagne des 18 jours face à l’armée allemande, que les régiments wallons, à nouveau par le fait que les Flamands sont dominés. Mais ils viennent tout de même d’engranger une série de succès impressionnants. Les dirigeants wallons ne sont en rien responsables du manque de reconnaissance de la langue des Flamands en Flandre qui y est méprisée par les élites flamandes elles-mêmes. Quand Hitler décide de libérer les prisonniers flamands, on peut s’étonner que peu de voix en Flandre s’élèvent contre cette discrimination qui, en elle-même, ne répare rien des injustices subies du point de vue linguistique. D’autant plus que parmi ces Wallons, beaucoup sont d’origine flamande. Le sentiment d’être dominés est si fort chez les Wallons qu’ils organisent au sortir de la guerre des « Congrès nationaux wallons » qui réclament l’autonomie de la Wallonie. Jan Erk a-t-il bien mesuré en quoi toute cette attitude est complètement étrangère à celle des Canadiens anglais, qui sont toujours parfaitement demeurés étrangers à l’idée d’élargir leur autonomie dans un Canada qu’ils dominent ? De même, c’est du côté wallon que la Résistance à l’occupant allemand est la plus vive et cela tient aussi, d’abord sans doute, à l’action de la classe ouvrière en Wallonie et à l’action prépondérante du Parti Communiste. Nous avons bien que Jan Erk reconnaît l’enracinement ouvrier du nationalisme wallon, mais il ne décrit pas ses buts et son développement et, répétons-le, toute l’économie de son article tend à se fermer à la description du problème wallon puisqu’il assimile les Wallons aux Francophones supposés « dominants » et « bourgeois ». Il y a bien plus fort encore : l’insurrection contre le roi en 1950 est une véritable insurrection républicaine qui, comme toutes les insurrections républicaines se désigne comme républicaine par la violence de la mise en cause du symbole royal (et non par le slogan républicain). Mais les Flamands se sont rangés du côté du roi ! Imagine-t-on des Canadiens anglais âprement républicains, poursuivant leurs buts politiques au travers d’une insurrection ouvrière ?

La grève générale de 1960 s’inscrit dans le parcours d’une Wallonie sentant son destin économique et politique lui échapper et qui espère que des réformes de structures accordant plus de place à la puissance publique dans le développement économique pourront permettre de faire face à une désertification économique qui menace gravement. Parallèlement, la Flandre l’a emporté politiquement dans l’État belge et celui-ci ne prendra aucune mesure face aux difficultés de la Wallonie mais soutiendra activement le développement de la Flandre. Aujourd’hui, la mobilisation des grandes forces sociales organisées en Wallonie s’exprime dans le Contrat d’avenir pour la Wallonie au bout duquel celle-ci espère se redresser. L’État belge est de moins en moins un État fédéral et de plus en plus un État confédéré. Les réflexions de Jan Erk ne sont pas du tout dépourvues d’intérêt. Mais parce qu’elles prennent trop exclusivement en compte les ressemblances entre le nationalisme québécois et le nationalisme flamand, elles tendent à jeter la confusion sur ce qu’est exactement le nationalisme wallon. Certes, dans le mouvement wallon, on s’est souvent comparé au Québec, mais il existe toute une littérature qui met cela gravement en question, insistant sur les différences – évidentes –entre la situation du Québec et de la Wallonie. Nous pensons qu’en règle générale, les intellectuels du mouvement wallon connaissent cette différence d’avec le Québec. En revanche, la fixation sur les ressemblances – réelles aussi, cela n’est pas mis en cause ici – entre le mouvement flamand et le mouvement québécois, peuvent faire oublier que le Québec et la Wallonie sont tous les deux des peuples minoritaires et dominés. En outre, comme on pourra le lire dans l’autre article consacré au Québec, une grande partie de l’élite intellectuelle francophone ignore au moins autant la Wallonie sur le plan culturel qu’elle n’a méprisé la Flandre linguistique et culturelle. À lire Jan Erk, on en vient à se demander si l’origine bourgeoise ou flamande des groupes qui servent d’élites intellectuelles à la Wallonie et à Bruxelles n’est pas l’origine de leur dénégation de la Wallonie. Ces élites ne peuvent pas plus supporter un peuple wallon que le peuple flamand à qui leurs ascendants ou homologues avaient également refusé qu’il existe.

  1. 1. Jan Erk, Le Québec entre la Flandre et la Wallonie: Une comparaison des nationalismes sous-étatiques belges et du nationalisme québécois in Recherches sociographiques, Volume 43, numéro 3, septembre-décembre 2002.
  2. 2. Paul Lévy, Article Recensements linguistiques in Encyclopédie du Mouvement wallon, Tome III, pp. 1366-1368. Sur l’étendue de l’usage de la langue wallonne au 19e et 20e siècle, on peut donner de multiples indices comme les enquêtes sur l’usage du wallon dans les conseils communaux de la Wallonie rurale, le plus grand nombre d’écrivains belges de langue française d'origine flamande avant 1930, le succès des œuvres de Paul Biron dans les dernières décennies du 20e siècle etc. Laurent Hendschel donne plusieurs chiffres contemporains de la pratique du wallon qui peuvent aussi valoir comme indices (dans la mesure où la connaissance au moins passive reste répandue) in Quelques indices pour se faire une idée de la vitalité du wallon in Qué walon po dmwin, pp.114-134, Quorum, Gerpinnes, 1999.
  3. 3. Bruwier, Marinette, Nicole Caulier-Mathy, Claude Desama et Paul Gérin, 1886 La Wallonie née de la grève, Éditions Labor, Bruxelles, 1990
  4. 4. Décret concernant la désignation officielle du langage utilisé par la Communauté culturelle néerlandaise de Belgique The Dutch language in Flanders, dans Theo Hermans, Louis Vos et Lode Wils (dirs), The Flemish Movement, A Documentary History 1780-1990, Londres et Atlantic Highlands NJ, Athlone, 416-429, 1985
  5. 5. Manu Ruys, The Flemings, A People on the Move, a Nation in Being, Lannoo, Tielt and Bussum, 1981.
  6. 6. Jacques Charlier Les flux téléphoniques interzonaux en Belgique en 1982: une approche multivariée, manuscrit (1985), présenté à l’International Geographical Union, Montpellier, France, Novembre 18-19, dans: Alexander Murphy, Linguistic regionalism and the social construction of space in Belgium, in International Journal of the Sociology of Language, Special Issue, Sociology of Language in Belgium Revisited, 104: 49-64. 1993.
  7. 7. Ministerie Van Economische Zaken Statistisch Zakjaarboek 1996, Bruxelles, National Instituut voor de Statistiek, 1996.
  8. 8. Roger Maingain, Roger, in Le Soir du mardi 31 août 1999, p. 2.
  9. 9. Wilfried Dewachter, De dualistische identiteit van de Belgische maatschappij, Koninklijke, Amsterdam, Nederlandse Akademie van Wetenschappen, 1992.