Le Silence de Lorna, un chapitre s’est achevé
Dans mon analyse de L'enfant (Toudi n°70), j’avais considéré ce dernier film comme le plus puissant et le plus cohérent, dans sa forme et dans le sujet traité, de l’ensemble de l’œuvre de fiction qu’ont construite Luc et Jean-Pierre Dardenne depuis 25 ans. Difficile, non seulement de dépasser l’aboutissement qu’il représentait mais aussi, sans doute, de continuer à créer sans (se) décevoir. Le silence de Lorna apporte une tentative de réponse, pas totalement convaincante, à ce double écueil, le film est symboliquement fort mais il m’apparait plus intéressant en tant que point de départ d’un processus de renouvellement de leur « style » qu’en tant que synthèse de tous leurs précédents films, ce qu’il est aussi. Le silence de Lorna est en effet un peu une chose impossible dans la vie réelle : une demi-rupture. Il prolonge certainement L’enfant, ces deux films étant bâtis sur la trajectoire d'un jeune homme et d'une jeune femme, même si le destin de Claudy est ici violemment escamoté de l'écran: l'amour, ou ce qui s’en rapproche sans doute le plus, est aussi ici présent. Les spectateurs retrouvent presque tous les acteurs des précédents films des frères Dardenne, ils sont tous excellents, quelle que soit l’importance de leur rôle.
En même temps, pour ce qui est de la forme, ce film marque l’abandon du 16mm au profit du 35 mm, l’adieu (provisoire ?) aux paysages serésiens, au profit de Liège-ville, la Meuse nourricière n’est plus aussi présente, etc. Sur le fond, les choses ont tout autant changé, dans mes précédents articles comme L'étrange "vengeance" du dernier film des Dardenne et Rosetta de Jean-Pierre et Luc Dardenne: un film de résistance 1, j'avais souvent souligné que leurs films étaient marqués, en quelque sorte, par un meurtre symbolique, celui du père dans La Promesse, celui de la mère ou du « frère » dans Rosetta, celui du fils par le père dans Le Fils et L’enfant . Ces meurtres ouvraient à chaque fois la possibilité d'une renaissance, la perte n'est pas niée, elle est reconnue et « transcendée », ce qui permet aux hommes et aux femmes de continuer à avancer ou d'envisager, malgré tout, un futur.
Ici, le meurtre n’est plus symbolique mais bien réel, mais la perte est clairement niée par Lorna qui avait fini par s’attacher à Claudy, ce mari junkie, qu’elle avait épousé « fictivement » pour obtenir des papiers l’autorisant à rester en Europe occidentale, et une fois veuve, à faire venir en toute légalité des Balkans son « vrai » compagnon. Pour échapper à une existence que, jusque là, elle n’appréhendait qu'en terme de valeur marchande ou monétaire, Lorna s’inventera une grossesse fictive et une filiation maternelle, manifestation, en quelque sorte, de son opiniâtreté à vouloir se projeter dans l'avenir. Mais c’est évidemment une impasse, y compris à mon avis d’un point de vue scénaristique: ce n’est pas par hasard qu’à la fin du film Lorna s’enfuit dans ce grand nulle part, notamment des contes pour enfants, qu’est la forêt, autrefois refuge de Rosetta.
Oui, cela donne l’impression que pour la première fois dans leur œuvre, Luc et Jean-Pierre Dardenne suggèrent l’impossibilité d’une renaissance, ce qui n’est pas le moindre paradoxe d’un film que beaucoup ont considéré comme leur film le plus optimiste. Abordant à nouveau la question de la filiation-transmission et donc aussi celle du deuil, j’ai l’impression que cette fois, le film donne le sentiment qu’il n'y a plus rien d’autre à transmettre que la perte d’une certaine humanité. A ce titre, la séquence de la rencontre entre Lorna et la famille de Claudy lors des funérailles de ce dernier est tout bonnement terrifiante et aurait pu constituer la fin du film. Bien sûr, il y a cette scène où Lorna offre son corps à Claudy pour qu’il ressente moins le manque, mais ce seul geste d’abandon (de sacrifice ?) de toute l’histoire n’est pas représenté et donc perçu comme salvateur ou rédempteur. Est-ce pour atténuer ce sentiment que le film prend une direction plus classique de film noir après le meurtre de Claudy ? Je me souviens toujours de quelqu’un qui était une amie ( ?) me disant que c’était le meilleur film des frères Dardenne, j’ai aussi le souvenir que l’accueil critique à Bruxelles et en Wallonie était moins embarrassé que d’habitude face à la reconnaissance que ce type de cinéma obtenait à l’étranger.
J’y vois deux raisons: premièrement la fin du Silence de Lorna, comparé à leurs films précédents, est nettement moins radicale, cette fin faussement ouverte convenant, sans doute, mieux à une majorité de spectateurs que les couperets qui tombaient, par exemple, dans Rosetta ou L’enfant. Ensuite, le film est moins enraciné que précédemment dans une réalité et un paysage: dans un sens, cela facilite l’identification avec les personnages, mais c’est au détriment de l’épaisseur et de la texture « sociale » ou « sociétale » de l’ensemble: en clair, l’aspect documentaire que se doit de comporter toute œuvre de fiction est ici moins marqué. Disons que, cette fois, la cohabitation entre Bresson et Fuller n’est plus aussi équilibrée que dans leurs films passés, ce qui rend l’ensemble du film un peu bancal. Par un curieux paradoxe, de nombreux critiques (et spectateurs ?) ont apprécié le fait d’avoir moins l’impression que ce film se passait près de chez nous, mais cela ne devrait pas nous étonner outre mesure…
Ces réserves émises, je suis personnellement convaincu que le prochain film de Luc et Jean-Pierre Dardenne sera sans doute une réelle surprise, car Le silence de Lorna trace de nombreuses pistes et je me demande, avec intérêt, laquelle ils décideront de suivre dans les prochaines années, ne serait-ce que pour ne pas avoir refusé de « faire du Dardenne », il devrait constituer un tournant important dans leur œuvre. 2
- 1. Toudi mensuel n°23, novembre 1999
- 2. Nous avons publié également sur les Dardenne L'argent porno (« La Promesse » des Frères Dardenne)