Le "Vive le Québec libre!" en direct

avec le concours de Janine Paquet, Anne et Pierre Rouanet, Robert Bertrand
Toudi mensuel n°47-48, juin 2002

Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards, ni patience (René Char)

Au moment où ces lignes seront publiées, une manifestation aura eu lieu au pied de la statue du général de Gaulle à Paris en souvenir de son cri célèbre. On reprend ici l'intégralité de l'événement du 24 juillet 1967 tel qu'il a été raconté à Radio Québec sur le vif par Janine Paquet ( Éric Roussel, C. de Gaulle, Gallimard, Paris, 2002 pp. 838-839). Ensuite, nous reproduisons une page du site de Robert Bertrand, rédacteur de Québec-un-pays, qui s'inspire aussi de Anne et Pierre Rouanet, Les trois derniers chagrins du général de Gaulle, Grasset, Paris, 1980. Il nous a semblé bon de reproduire ces trois sources au moment où tout indique que le Québec se prépare à un nouvel effort en faveur de son indépendance.

Le compte rendu de la radio québécoise

Voici comment s'exprime la journaliste Janine Paquet pendant que de Gaulle est à l'intérieur de l'hôtel de Ville. « Eh bien la foule scande: " On veut de Gaulle.. On veut de Gaulle. " On attend. On attend. Puisque le balcon est comme je l'avais dit tout à l'heure pavoisé on s'attend à ce que dans quelques secondes... Enfin, tout le monde espère ici... On s'attend à ce que le président de la France apparaisse au balcon pour saluer la foule. La foule attend. la foule presse les cordons de policiers. La foule est tellement dense que plusieurs voitures du cortège semblent n'avoir pu franchir l'emplacement où nous sommes. mais les principales voitures sont évidemment en place au milieu de la rue.

Et voici que le président paraît! À ses côtés, le maire Drapeau, Mme de Gaulle et Mme Drapeau.

Le président se rend aux quatre coins du balcon et il faut voir l'intensité de la foule. On ne sait pas si le président adressera la parole mais nous semblons en douter un peu. Il salue la foule de la main et de ses grands bras paternels, comme on a dit. Toute cette foule crie " On veut de Gaulle! ". De Gaulle hésite et voilà que des microphones sont hissés sur le balcon principal de l'hôtel de ville, que des projecteurs arrivent sur le président l'auréolent et dans quelques secondes, c'est certain, le président va parler. On ajuste tous les microphones, on fait les essais d'usage. La foule chante: "On veut de Gaulle." Dans la foule, il y a des gens qui pleurent. Comme les policiers de Québec. Tout comme évidemment ça s'est passé à l'hôtel de ville de Québec, l'émotion envahit la foule. On pleure. Il faut dire quand même que ces manifestations sont particulièrement prenantes. Voici le président de la France, le général de Gaulle:

« C'est une immense émotion qui remplit mon coeur en voyant devant moi la ville de Montréal française! Au nom du vieux pays, au nom de la France, je vous salue. Je vous salue de tout mon coeur. Je vais vous confier un secret que vous ne répéterez pas. Ce soir ici et tout le long de ma route, je me trouvais dans une atmosphère du même genre que celle de la Libération... et tout le long de ma route, outre cela, j'ai constaté quel immense effort de progrès, de développement, et par conséquent d'affranchissement vous accomplissez ici. Et c'est à Montréal qu'il faut que je le dise, parce que s'il y a au monde une ville exemplaire par ses réussites modernes, c'est la vôtre! Si vous saviez quelle confiance la France, réveillée après d'immenses épreuves, porte maintenant vers vous. Si vous saviez, si vous saviez quelle affection elle recommence à ressentir pour les Français du Canada! Et si vous saviez à quel point elle se sent obligée de concourir à votre marche en avant, à votre progrès. C'est pourquoi elle a conclu avec le gouvernement du Québec, avec celui de mon ami Johnson, des accords pour que les Français de part et d'autre de l'Atlantique travaillent ensemble à une même oeuvre française. Et d'ailleurs le concours que la France va, tous les jours, un peu plus prêter ici, elle sait bien que vous le lui rendrez parce que vous êtes en train de vous constituer des élites, des usines, des entreprises, des laboratoires qui feront l'étonnement de tous et qui, un jour j'en suis sûr, vous permettront d'aider la France.

Voilà ce que je suis venu vous dire ce soir. En ajoutant que j'emporte de cette réunion inouïe de Montréal un souvenir inoubliable. La France entière sait, voit entend ce qui se passe ici et je puis vous dire qu'elle en vaudra mieux. Vive Montréal! Vive le Québec! Vive le Québec libre! Vive le Canada français et vive la France! »

 

Le discours tel qu'il est ici transcrit diffère un peu de la version officielle publiée chez Plon. Mais ce sont des détails qui ne changent rien au fond sauf que la parole est plus orale si l'on peut dire... Éric Roussel pense, contrairement à Jean Lacouture, que le cri du « Québec libre » a été longuement préparé (alors que Lacouture pense que la foule québécoise a en quelque sorte envoûté le général).. De Gaulle a dit, selon Éric Roussel, dans son voyage vers le Québec à bord du croiseur Colbert qu'il dirait ces quatre mots à un moment donné ou à un autre. Le point difficile à établir, c'est de savoir si le général savait que c'était le slogan du RIN, considéré comme un slogan extrémiste. Le mouvement indépendantiste wallon le plus ancien qui s'appelle Wallonie Libre sur le modèle de la France Libre et les deux mots, le pays et le mot « libre » ont partout en Francophonie une signification très intense. Le mot «libre » en français choque au meilleur sens du mot. Il est là pour troubler au sens où le dit René Char. Le texte existe également dans la biographie de Peyrefitte. Celle de Roussel semble plus «plate » que celle de Lacouture. Elle ne rend pas assez la profondeur de certains faits ou événements et le caractère tout de même un peu spécial de quelqu'un comme de Gaulle, de ce qu'il y a de poétique dans cet homme, le mot poète évoquant ici l'action en profondeur, sur la longue durée, le mot étant pris au vieux sens grec de « faire ». En outre, Roussel ne tient pas compte de la valse-hésitation de De Gaulle et Drapeau racontée par Pierre et Anne Rouanet. On pourrait dire que l'explication de Lacouture, qui ne correspondrait peut-être pas aux faits bruts, rend cependant mieux compte de la communion de coeur et de pensée entre la foule montréalaise et le général.

Le site de Robert Bertrand concernant le « Québec libre »

«Des grands acteurs du drame mondial d'il y a vingt-cinq ans, de Gaulle est le seul à jouer encore un rôle de premier plan dans les affaires internationales. Parmi les dirigeants actuels des grandes puissances, il est le seul à avoir une égale audience en Occident et à l'Est comme dans l'immense tiers-monde. L'ancien président Kennedy disait, au retour de Paris: "J'ai vu un monument qui s'appelle Charles de Gaulle". On ne pouvait mieux décrire le rôle et la place du chef de l'État français, mieux rappeler qu'il appartient à l'Histoire et au présent, ensemble à la France et au monde.» (Le Devoir (éditorial de Jean-Marc Léger, 24 juillet 1967):

Montréal, rue Notre-Dame, en face de l'Hôtel de Ville, au début de la soirée. Une foule compacte attend patiemment devant l'hôtel de ville, dans une ambiance toute empreinte de bonhomie. Du Château de Ramezay, jusqu'au delà de la colonne Nelson (l'authentique, ayant été érigée bien avant celle érigée à Londres; n'oublions pas que nous sommes dans une colonie britannique), c'est une marée humaine, le brouhaha constant de la foule qui sent bien que quelque-chose d'extraordinaire est sur le point de se passer. Parmi la foule, un cordon de sécurité entoure l'Hôtel de ville, composé de policiers plus ou moins en civil. La foule est calme, fébrile, ponctuée de calicots, banderolles et de pancartes aux slogans nationalistes. Charles de Gaulle est à bord d'une somptueuse limousine décapotable, et descend tranquillement la côte de la rue Saint-Denis. Le chauffeur suit une chaîne de fleurs-de-lys peintes sur l'asphalte, chaîne qui s'étire depuis la capitale Québec, le long du Chemin-du-Roy. Au fur et à mesure que la limousine s'approche de l'Hôtel-de-ville, la foule forte de plus de 10,000 personnes, alertée par le compte-rendu de la radio diffusée sur une myriade de transistors, s'enhardit, et la clameur s'amplifie peu à peu.

Puis le Général, flanqué du premier ministre du Québec, Daniel Johnson, tous deux debout dans la limousine décapotable, parvient au terme de sa chevauchée fantastique. Il vient de s'acquitter de la dette de Louis XV.Il est aussitôt accueilli puis engouffré dans l'Hôtel de ville pas son nouvel hôte, le maire Jean Drapeau, politicien opportuniste qui a su pousser fort loin l'art de l'autocratisme, fort soucieux de récupérer à son avantage la présence du plus illustre des Français. S'étant éclipsé quelques minutes pour un « coup de peigne », le général est aussitôt mené vers l'ascenseur par le seul maire à bord, même avant dieu. La cabine parvenue au premier étage, on sort. Un moment d'hésitation du Général. D'un côté, un murmure respectueux, de l'autre, une porte de balcon d'ou on ne voit que des installations portuaires mais d'où parvient une clameur populaire.

« Quand j'ai dû m'exprimer, j'ai vu devant moi une balance avec les deux plateaux: dans un des plateaux, les diplomates... (un geste pour montrer leur caractère volatil), les journalistes... (même geste de nettoyage), les Anglo-Saxons qui, de toute façon, ne m'aiment pas... bref, tous les notoires. Entre cette agitation insignifiante et le destin de tout un peuple, Il n'y avait pas à hésiter: le second plateau était beaucoup plus gros que le premier. » CDG, dix semaine plus tard, à Bernard Dorin Anne et Pierre Rouanet, Les trois derniers chagrins du général de Gaulle,[Grasset ed.]), pp. 115, 116

Le mari de Tante Yvonne n'a pas hésité une seconde. Malgré le maire qui l'aiguillait à droite, il tourne à gauche.

- Mon Général, ce n'est pas à ce balcon que vous devez prendre la parole'

Bernard Durand, directeur du protocole.

- Mais il faut bien que je leur dise quelque-chose, à tous ces gens qui m'appellent...

Le Maire est là, comme une dame à toutou contemplant la laisse rompue au bout de ses doigts. Comme la dame appelle une dernière fois son toutou, en commençant à pressentir combien c'est dérisoire, le Maire sort son dernier biscuit:

- Mon Général, Il n'y a pas de micro!

- Et ça, alors, qu'est-ce que c'est?

(Anne et Pierre Rouanet, in Les trois derniers chagrins du général de Gaulle, [Grasset ed.]), p. 116

C'est le vieux guerrier qui a parlé, toisant tout le monde du haut de ses 77 ans sonnants et trébuchants. Malgré sa cataracte, malgré l'absence de ses lunettes, malgré la détérioration patente de ce qu'il appelle « la carcasse », le Général a vu, tout lové sur lui-même dans un recoin sombre du balcon, un micro qui traînait là.

- Ça, concède le Maire, dans un couac étouffé, c'est un micro... Soudain, après une pause, il s'enhardit:

- Il n'est pas branché!

- Ce n'est rien, Monsieur le Maire, je peux aussi bien le rebrancher.

Cassé, le miracle attendu du Maire et des Notoires... Cassé le rêve des hégémonistes anglo-saxons qui attendent là, tous empreints d'une admiration blasée hypocritement feinte, tout en redoutant un de ces coups de tête propres au Général, qui ne se gêne pas pour secouer les cages de par le monde... Cassé par un petit homme bien ordinaire, un technicien anonyme qui se trouvait là, parmi les Grands et les moins grands, les Illustres, les notoires et les éphémères, par hasard...

Le Maire se retire par en arrière, pour demeurer en retrait du plus illustre des Français, tandis que le petit homme bien ordinaire rebranche le micro. Suit le cri célèbre...

Pourquoi De Gaulle est un écrivain

Vive le Québec libre! filmé par radio-Canada, le meilleur film de l'événement sur la toile, exempte de publicité et restituée là aussi dans le contexte...