Tournée générale : le testament métaphysique de Jean Louvet

1 décembre, 2015

Jean Louvet

La présentation de Tournée générale par le studio-théâtre de La Louvière n'est pas fausse : six personnages en proie à une profonde solitude finissent peu à peu par sortir de celle-ci et par revivre le plaisir de rencontrer l'autre. Cette pièce serait résumée par la question : « Comment aujourd'hui passer à l'être-ensemble avec un projet collectif ? »

Ce n'est pas que cela. J'écris ce compte rendu avec l'édition du texte de Tournée générale chez Lansman, Morlanwelz, 2015, sous les yeux : le manuscrit y a été déposé par Louvet peu avant sa mort le 29 août 2015. D'emblée une réplique de la pièce m'a frappé. Jean-Baptiste veut rencontrer du monde car, dit-il, « Nous parlons beaucoup aujourd'hui. Je parle beaucoup. Beaucoup de bruits de toutes sortes. Musique, musique. Partout. Trop, oui (p. 7). » Il s'adresse à Antoine, un homme attablé à une terrasse de café avec deux verres pleins et qui attend un ami. Quand Jean-Baptiste s'assied à la même terrasse, dépliant un journal, Antoine lui demande ce qu'il fait, il lui répond qu'en prenant des nouvelles du monde il cherche la faille mais sans oublier que « chaque matin ressemble à un sourire d'enfant ». Ensuite, effet burlesque souvent présent chez Louvet, un homme passe, cherchant, presque désespéré, son chien perdu, l'homme au chien. Qui demande s'ils ne l'ont pas entendu : Antoine lui dit que non. Pourtant, après que l'homme au chien soit parti, il avoue à Jean-Baptiste qu'en fait il a entendu les jappements du chien : « On n'oublie pas ce genre d'appel dans la nuit (p.9). » Comme l'ami attendu tarde, Jean-Baptiste imagine que quelque chose lui serait arrivé (on entend Louvet faire cette remarque, dans ses pièces ou dans la vie) « Vous savez, on va, on vient et puis, d'un coup, crac (p. 10) !»

Antoine se confie, il pense à « abandonner le monde » : « J'ai voulu changer les choses. Je me suis trompé. Ils sont trop forts (p. 12). » Il est impossible de ne pas dire que ces mots sont prémonitoires et que ce ne serait pas le « testament » que je suggère dans le titre. Certes, peut-être n'est-ce pas le cas. Et il ne faut pas penser que le sens d'une œuvre serait seulement dans la vie de l'auteur (ni d'abord). Mais en même temps qu'importe que cette hypothèse soit bonne ou non, elle donne à penser : à l'heure où Jean Louvet allait abandonner le monde, il parle d'un personnage tenté par la chose, fatigué par les échecs d'une vie de militantisme...

L'ami qu'Antoine attend, prétend celui-ci, lui remonte le moral, il lui affirme qu'il est unique. Puis Antoine et Jean-Baptiste quittent un instant la terrasse, ce qui nous donne le loisir de nous intéresser au troisième personnage attablé, le professeur. Lui attend un ancien élève, il est à la retraite et n'a jamais eu le sentiment d'être reconnu dans son travail, mais, il y a peu, alors qu'il faisait les courses au supermarché (le lieu de grandes rencontres, chez Louvet), un ancien élève l'a reconnu et lui a dit ce que le vieux professeur retraité n'avait jamais entendu : « Je pense à vous très souvent. C'est comme si vous faisiez partie de ma vie (p. 15). » Ce que Louvet a dû, lui, souvent entendre. Le prof a rendez-vous avec cet ancien élève et il a emmené avec lui la leçon qu'il a donnée jadis sur Flaubert : « c'était un très beau travail » (dit-il) « Une perle, je l'avoue [toujours ces personnages se vantant naïvement]. Je l'ai apportée pour mon ancien élève. » Paraît alors sur la scène la femme qui rit (elle ne sera désignée que comme cela), avouant avoir perdu son fils. La serveuse du café lui suggère d'aller voir aux toilettes : « Vous êtes allé voir aux toilettes ? Parfois on s'endort. On cherche, on cherche partout et on oublie le petit endroit, la clef de l'énigme est parfois dans les toilettes (p. 19). »

Comme (ainsi que le dit la serveuse un peu plus tôt) « le dispositif de la rencontre est prêt (p. 14) » entre l'ami qu'attend Antoine et lui-même (les deux verres pleins sur la table), Jean-Baptiste joue à jouer la rencontre avec l'homme au chien reparu entre temps, ils boivent tous les deux aux deux verres et trinquent. Jean-Baptiste pour expliquer les verres entamés dit à Antoine, qui rentre en scène, que l'ami attendu est passé et qu'il va revenir, il a bu au verre avec lui. Antoine avoue alors : « J'ai tout inventé. Je n'ai jamais vu cet ami. Je l'ai cherché. Toute ma vie. Il n'existe pas (p. 21). » Il n'a jamais eu de véritables amis, sauf des relations artificielles « insuffisantes pour combler la solitude profonde. » La reconnaissance n'était pas là non plus pour le professeur de la pièce mais « tout à coup », il l'a rencontrée, sa vie, alors, « a eu un sens ». Il ajoute : « Ces heures-là sont exceptionnelles, n'ont pas de prix (p. 22). »

Jean-Baptiste est suivi par tous les personnages quand il propose de profiter du temps présent et de danser (la serveuse, la femme qui rit, l'homme au chien, Antoine, le professeur). Le professeur cite Ronsard : « Quand vous serez bien vieille, au soir à la chandelle ». Antoine, beaucoup plus profondément assure : « Tant que les hommes parleront, il y aura des hommes (p. 25). » Jean-Baptiste dit à Antoine que l'ami qu'il attendait c'était lui et au professeur qu'il est son ancien élève. Et il ajoute un peu comme le chanoine Harmignie « Laissez-moi courir pieds nus dans l'innocence d'un autre monde (p. 26). »

C'est peut-être à ce moment que la « métaphysique » éclate, fusant par fragments. Le professeur qui souligne « Le mystère d'être là, y avez-vous pensé (p.27) ? », s'attire la réplique de la serveuse : « Pourquoi dites-vous cela ? » mais quand la femme qui rit dit « Ai-je bien vécu ? Comme je devais (...) Nous allons bientôt nous quitter,» il lui pose la même question. Jean-Baptiste dit alors : « Le vrai monde est plus loin, nous y allons. Plus loin. Encore. J'entrevois la lumière (p. 28). » Et la serveuse estime qu'il faut « rappeler l'Autre qui erre dans le désert (p. 31). » L'homme au chien propose, au moment où tous se rapprochent les uns des autres, que les animaux participent à cette réunion des êtres humains. La pièce se termine presque avec cette phrase de conte de fées ou plutôt de grand récit, eschatologique : « Et il apparut qu'hommes et bêtes échangeaient leurs avis éclairés jusque tard dans la nuit. » Il y a quelque chose de mystique dans l'œuvre de Louvet.

José Fontaine

Stéphane Mansy lors de la même soirée, dans Nous prendrons le temps, a réuni sur la scène une variété de personnages qui sonnent vrai et entraînés à retrouver aussi un vivre-ensemble. La mise en scène de La Louvière sert bien son texte auquel on ne peut que croire comme au personnage progressiste qui rassemble toute la troupe des acteurs, même si son propos n'est peut-être pas assez distancié. Mais peu importe, il y a cette vérité de ceux qu'il met en scène.