Ethique et relations internationales: le vrai réalisme
Dans son dernier livre La religion réflexive, Cerf, Paris, 2010, Jean-Marc Ferry écrit pp. 246-248 1:
La question d'une éthique des relations internationales mérite sans doute un traité à elle seule 2 L'attention portée à la situation politique du monde actuel conduit à s'alarmer de l'état primitif qui régit l'esprit des relations diplomatiques. Celles-ci sont depuis longtemps dominées par l'idéologie dite réaliste, laquelle a pris, ces dernières années, un tour inhabituel. Il s'agit à l'origine d'une doctrine politique qui prend ses sources auprès des postulats anthropologiques réductionnistes de Thomas Hobbes : les acteurs centraux des relations internationales sont les Etats nationaux dont le but consiste dans l'assurance de leur propre survie et l'accroissement de leur propre puissance. L'appréciation des situations ainsi que la détermination de la logique des conduites, la logique des prises de décisions, des réactions et négociations, obéit donc pour l'essentiel à la considération du rapport des forces. Une telle remarque est de prime abord, extrêmement banale, sauf lorsqu'on réalise à quel point la dérive actuelle colle à une réalité déroutante.
C'est ainsi que les situations internationales, y compris celles où couvent les plus fortes tensions, se voient régulièrement traitées suivant une logique du « chiche ! » : « Chiche, que vous n'oserez pas mettre vos intentions à exécution ! » Le supposé réalisme invite à installer la routine des relations diplomatiques sur une pratique de l'intimidation et du défi. Ainsi en allait-il des relations qui mirent aux prises pays créanciers et pays débiteurs dans des enceintes comme le FMI ou le Club de Paris pour le moratoire de la dette internationale,qui avaient en responsabilité la gestion politique de la dette des pays pauvres et de son contentieux. 3 Un style semblable a fait ensuite ses bonnes preuves à l'égard de la Russie, lors des tentatives d'ouverture entreprises par Mikhail Gorbatchev 4 Les conseillers américains n'avaient rien eu de plus pressé, dès 1991, que de s'installer dans tous les ministères pour appliquer à la Russie de le «consensus de Washington », un modèle anglo-saxon parfaitement inadapté aux réalités 5 On ne pouvait mieux faire pour créer en Russie la tentation du fascisme. Le seul fait que Boris Eltsine ait mis fin au régime soviétique a suffi à faire estimer Outre-Atlantique, que cette « victoire géopolitique » aurait supprimé les motifs d'une aide de ce genre. 6 Ont pu même se targuer de réalisme les nouveaux doctrinaires de la Maison-Blanche, pour qui toute puissance montante est un ennemi potentiel qu'il faut contenir d'urgence, voire, si possible, mettre à genoux, car mieux vaut prévenir que guérir.
Mon objet n'est pas de polémiquer pour polémiquer pour polémiquer, mais de pointer la lourde teneur polémogène d'une politique cynique et paresseuse, primitive sur un plan moral et irresponsable sur un plan politique. Il ne s'agit pas d'être « idéaliste » au sens vulgaire, car c'est bien au nom d'un vrai réalisme que se recommande le remplacement de la politique du «chiche ! » par une logique qui privilégie l'argumentation sur l'intimidation, la discussion sur la provocation. En s'éduquant mutuellement à la vision réductrice et brutale qui ne considère que l'état instantané des forces, les peuples s'arment les uns contre les autres. Ceux qui sont faibles et dominés engrangent ressentiment et haine, et ceux qui, après avoir été dominés, montent aujourd'hui en puissance, ces peuples « émergents » dont certains se profilent maintenant comme les super-puissances de demain, prendront sur les puissants d'aujourd'hui une revanche sévère. Ils appliqueront aux puissances déchues la même brutale et primitive logique que celle dans laquelle ils ont été formés. A vrai dire, l'accumulation du ressentiment anti-occidental est telle que se mettre maintenant à instiller dans les rapports quelques bribes d'intelligence argumentative, en donnant des raisons pour justifier les positions prises et en en demandant de retour - une telle initiative interviendrait déjà bien tard. Assainir moralement la situation internationale requiert sans doute davantage que ce que l'on peut attendre des seules vertus d'une éthique argumentative. Au-delà, il conviendrait de porter l'éthique du discours sur le registre d'une éthique reconstructive. 7- 1. Les notes de cette page sont celles de JM Ferry
- 2. Klaus-Gerd Giesen, L'Ethique des relations internationales. Les théories anglo-américaines contemporaines, Bruxelles, Bruylant, 1992.
- 3. Pendant des lustres, la principale attitude des puissances occidentales (créancières) fut de tenir bon le principe « pacta sunt servanda », tout en disant aux pays endettés qu'ils « n'oseraient pas » (eu égard aux conséquences) non seulement ne pas rembourser leur dette, intérêt et principal, mais également se soustraire aux cures d'amaigrissement qui, ordonnées par le sinistre Fonds monétaire international, leur permettraient de mourir guéris.
- 4. La Russie fut aussitôt l'objet d'une politique de méfiance à l'égard de toute orientation qui n'épouserait pas le modèle anglo-saxon. Dans les milieux de la CIA et au sein de l'OTAN, on s'est raconté - et on a fait courir la rumeur en conséquence - que Gorbatchev bluffait ; que, sentant que l'Union soviétique ne pourrait suivre, financièrement au moins, la course aux armements high-tech, annoncée par Ronald Reagan, il aurait voulu conjurer l'échec et mat en tentant un échec et pat : d'où une (supposée) simulation de reddition, assortie d'une main tendue aux Etats-Unis et à l'Europe, en attendant de se refaire. Aussi lui opposa-t-on un mur - quitte à soutenir à sa place un jocrisse autoritaire et ivrogne, comme s'il s'agissait d'un sympathique démocrate, afin qu'il agence la thérapie de choc qui précipita la Russie dans la débâcle, pour ensuite oublier l'aide Marshall qu'on lui avait promise.
- 5. Georgui Skobov, Russie-Europe : Coopération ou apparence de coopération in Confrontations Europe, juillet septembre 2008, n° 83, p. 16 et 17.
- 6. Ainsi l'écrit Naomi Klein : « En abolissant l'Union soviétique, Eltsine désarma le « fusil chargé » qui avait forcé l'adoption du plan » (Naomi Klein, La Stratégie du choc. La montée d'un capitalisme du désastre, trad. Ar Lori Saint-Martin et Paul Gagné, Leméac-Actes-Sud, 2008, p. 305).
- 7. La suite du texte est parue sous le titre Ni amnistie, ni pardon: reconstruction