Afrique

Hécatombes en Afrique de la décennie 90

Extrait de ''L'improbable équilibre'' de Guy Spitaels (2003)

Dans L'improbable équilibre, Luc Pire, Bruxelles, 2003, Guy Spitaels faisait le point sur les morts de l'Afrique. Le Soudan, en guerre perpétuelle, l'Ethiopie et l'Erythrée, deux pays qui se sont battus longtemps le long de leurs mille km de frontière commune. Les conflits internes à la Somalie qui ne sont pas complètement éteints ont duré de 1989 à 1995. La Sierra Leone, riche en diamants, bauxite et titane faisait l'objet d'interventions de la Grande-Bretagne l'année où le livre est paru.

Charles Taylor a mené au Libéria une guerre civile qui a duré de 1989 à 1997, aidé notamment par des firmes françaises importatrices de bois. Il est maintenant jugé. Le Congo-Brazzaville a connu deux conflits fratricides en 1997 et 1999 en parti financés oar une grande compagnie pétrolière. L'Angola a été ravagé par une longue guerre civile entre le gouvernement central et l'UNITA. L'Algérie laisse les Français (notamment) indifférents.

Spitaels écrivait en 2003: "Ainsi, fuites et dérobades, indifférence et lâcheté concourent à ce que l'on pourrait appeler en paraphrasant le tire de l'ouvrage de Stéphane Courtois et Nicolas Werth, Le Livre noir de la communauté internationale en Afrique. Ignorant les déportations massives de population plus nombreuses encore et additionnant simplement, si l'on peut dire, les hécatombes meurtrières, il pourrait s'établir comme suit pour la seule décennie nonante dans la dizaine de pays - liste non-exhaustive - que nous venons de passer en revue.'' (pp. 99-100).

Quant au Congo et au Rwanda...

Pays Nombre de morts Evénements
RWANDA 800.000 Génocide
BURUNDI 400.000 Guerre civile
REPUBLIQUE DEMOCRATIQUE DU CONGO 2.500.000 Guerre civile, pillages, seigneurs de la guerre
SOUDAN 2.000.000 Guerre civile
ETHIOPIE-ERYTHREE 80.000 Guerre locale
SIERRA LEONE 200.000 Guerre civile
LIBERIA 160.000 Le régime de Charles Taylor
SOMALIE 300.000 Guerres inter-ethniques
CONGO BRAZZAVILLE 500.000 Deux guerres civiles
ANGOLA 500.000 Gouvernement central contre la guérilla de l'UNITA
ALGERIE 200.000 Terrorisme


Spitaels poursuit: "Soit un total de huit millions de morts sans que la communauté internationale ne se laisse réellement distraire de ses enjeux classiques. On demeure interdit révolté par l'ampleur du drame le plus souvent occulté qui saigne l'Afrique de tous côtés, écoeuré aussi par l'hypocrisie du monde des riches qui ne semble agir que lorsque ses intérêts sont en cause." (p.100)

Lettre d'adieu de Patrice Lumumba à sa femme Pauline

Essayant de gagner la province du Kasaï contrôlée par ses partisans fin novembre 1960, Lumumba est capturé. De sa prison, il écrit à sa femme Pauline.

Ma compagne chérie,

Je t'écris ces mots sans savoir s'ils te parviendront, quand ils te parviendront et si je serai en vie lorsque tu les liras. Tout au long de ma lutte pour l'indépendance de mon pays, je n'ai jamais douté un seul instant du triomphe final de la cause sacrée à laquelle mes compagnons et moi avons consacré toute notre vie. Mais ce que nous voulions pour notre pays, son droit à une vie honorable, à une dignité sans tache, à une indépendance sans restrictions, le colonialisme belge et ses alliés occidentaux - qui ont trouvé des soutiens directs et indirects, délibérés et non délibérés, parmi certains hauts fonctionnaires des Nations-Unies, cet organisme en qui nous avons placé toute notre confiance lorsque nous avons fait appel à son assistance - ne l'ont jamais voulu.

Ils ont corrompu certains de nos compatriotes, ils ont contribué à déformer la vérité et à souiller notre indépendance. Que pourrai je dire d'autre ?

Que mort, vivant, libre ou en prison sur ordre des colonialistes, ce n'est pas ma personne qui compte. C'est le Congo, c'est notre pauvre peuple dont on a transformé l'indépendance en une cage d'où l'on nous regarde du dehors, tantôt avec cette compassion bénévole, tantôt avec joie et plaisir. Mais ma foi restera inébranlable. Je sais et je sens au fond de moi même que tôt ou tard mon peuple se débarassera de tous ses ennemis intérieurs et extérieurs, qu'il se lèvera comme un seul homme pour dire non au capitalisme dégradant et honteux, et pour reprendre sa dignité sous un soleil pur.

Nous ne sommes pas seuls. L'Afrique, l'Asie et les peuples libres et libérés de tous les coins du monde se trouveront toujours aux côtés de millions de congolais qui n'abandonneront la lutte que le jour où il n'y aura plus de colonisateurs et leurs mercenaires dans notre pays. A mes enfants que je laisse, et que peut-être je ne reverrai plus, je veux qu'on dise que l'avenir du Congo est beau et qu'il attend d'eux, comme il attend de chaque Congolais, d'accomplir la tâche sacrée de la reconstruction de notre indépendance et de notre souveraineté, car sans dignité il n'y a pas de liberté, sans justice il n'y a pas de dignité, et sans indépendance il n'y a pas d'hommes libres.

Que mort, vivant, libre ou en prison sur ordre des colonialistes, ce n'est pas ma personne qui compte. C'est le Congo, c'est notre pauvre peuple dont on a transformé l'indépendance en une cage d'où l'on nous regarde du dehors, tantôt avec cette compassion bénévole, tantôt avec joie et plaisir. Mais ma foi restera inébranlable. Je sais et je sens au fond de moi même que tôt ou tard mon peuple se débarassera de tous ses ennemis intérieurs et extérieurs, qu'il se lèvera comme un seul homme pour dire non au capitalisme dégradant et honteux, et pour reprendre sa dignité sous un soleil pur.

Nous ne sommes pas seuls. L'Afrique, l'Asie et les peuples libres et libérés de tous les coins du monde se trouveront toujours aux côtés de millions de congolais qui n'abandonneront la lutte que le jour où il n'y aura plus de colonisateurs et leurs mercenaires dans notre pays. A mes enfants que je laisse, et que peut-être je ne reverrai plus, je veux qu'on dise que l'avenir du Congo est beau et qu'il attend d'eux, comme il attend de chaque Congolais, d'accomplir la tâche sacrée de la reconstruction de notre indépendance et de notre souveraineté, car sans dignité il n'y a pas de liberté, sans justice il n'y a pas de dignité, et sans indépendance il n'y a pas d'hommes libres.

Ni brutalités, ni sévices, ni tortures ne m'ont jamais amené à demander la grâce, car je préfère mourir la tête haute, la foi inébranlable et la confiance profonde dans la destinée de mon pays, plutôt que vivre dans la soumission et le mépris des principes sacrés. L'histoire dira un jour son mot, mais ce ne sera pas l'histoire qu'on enseignera à Bruxelles, Washington, Paris ou aux Nations Unies, mais celle qu'on enseignera dans les pays affranchis du colonialisme et de ses fantoches. L'Afrique écrira sa propre histoire et elle sera au nord et au sud du Sahara une histoire de gloire et de dignité. Ne me pleure pas, ma compagne. Moi je sais que mon pays, qui souffre tant, saura défendre son indépendance et sa liberté.

Vive le Congo ! Vive l'Afrique !

Patrice Lumumba


Ethique et relations internationales: le vrai réalisme

2 août, 2010

Jean-Marc Ferry

Jean-Marc Ferry

Dans son dernier livre La religion réflexive, Cerf, Paris, 2010, Jean-Marc Ferry écrit pp. 246-248 1:

La question d'une éthique des relations internationales mérite sans doute un traité à elle seule 2 L'attention portée à la situation politique du monde actuel conduit à s'alarmer de l'état primitif qui régit l'esprit des relations diplomatiques. Celles-ci sont depuis longtemps dominées par l'idéologie dite réaliste, laquelle a pris, ces dernières années, un tour inhabituel. Il s'agit à l'origine d'une doctrine politique qui prend ses sources auprès des postulats anthropologiques réductionnistes de Thomas Hobbes : les acteurs centraux des relations internationales sont les Etats nationaux dont le but consiste dans l'assurance de leur propre survie et l'accroissement de leur propre puissance. L'appréciation des situations ainsi que la détermination de la logique des conduites, la logique des prises de décisions, des réactions et négociations, obéit donc pour l'essentiel à la considération du rapport des forces. Une telle remarque est de prime abord, extrêmement banale, sauf lorsqu'on réalise à quel point la dérive actuelle colle à une réalité déroutante.

C'est ainsi que les situations internationales, y compris celles où couvent les plus fortes tensions, se voient régulièrement traitées suivant une logique du « chiche ! » : « Chiche, que vous n'oserez pas mettre vos intentions à exécution ! » Le supposé réalisme invite à installer la routine des relations diplomatiques sur une pratique de l'intimidation et du défi. Ainsi en allait-il des relations qui mirent aux prises pays créanciers et pays débiteurs dans des enceintes comme le FMI ou le Club de Paris pour le moratoire de la dette internationale,qui avaient en responsabilité la gestion politique de la dette des pays pauvres et de son contentieux. 3 Un style semblable a fait ensuite ses bonnes preuves à l'égard de la Russie, lors des tentatives d'ouverture entreprises par Mikhail Gorbatchev 4 Les conseillers américains n'avaient rien eu de plus pressé, dès 1991, que de s'installer dans tous les ministères pour appliquer à la Russie de le «consensus de Washington », un modèle anglo-saxon parfaitement inadapté aux réalités 5 On ne pouvait mieux faire pour créer en Russie la tentation du fascisme. Le seul fait que Boris Eltsine ait mis fin au régime soviétique a suffi à faire estimer Outre-Atlantique, que cette « victoire géopolitique » aurait supprimé les motifs d'une aide de ce genre. 6 Ont pu même se targuer de réalisme les nouveaux doctrinaires de la Maison-Blanche, pour qui toute puissance montante est un ennemi potentiel qu'il faut contenir d'urgence, voire, si possible, mettre à genoux, car mieux vaut prévenir que guérir.

Mon objet n'est pas de polémiquer pour polémiquer pour polémiquer, mais de pointer la lourde teneur polémogène d'une politique cynique et paresseuse, primitive sur un plan moral et irresponsable sur un plan politique. Il ne s'agit pas d'être « idéaliste » au sens vulgaire, car c'est bien au nom d'un vrai réalisme que se recommande le remplacement de la politique du «chiche ! » par une logique qui privilégie l'argumentation sur l'intimidation, la discussion sur la provocation. En s'éduquant mutuellement à la vision réductrice et brutale qui ne considère que l'état instantané des forces, les peuples s'arment les uns contre les autres. Ceux qui sont faibles et dominés engrangent ressentiment et haine, et ceux qui, après avoir été dominés, montent aujourd'hui en puissance, ces peuples « émergents » dont certains se profilent maintenant comme les super-puissances de demain, prendront sur les puissants d'aujourd'hui une revanche sévère. Ils appliqueront aux puissances déchues la même brutale et primitive logique que celle dans laquelle ils ont été formés. A vrai dire, l'accumulation du ressentiment anti-occidental est telle que se mettre maintenant à instiller dans les rapports quelques bribes d'intelligence argumentative, en donnant des raisons pour justifier les positions prises et en en demandant de retour - une telle initiative interviendrait déjà bien tard. Assainir moralement la situation internationale requiert sans doute davantage que ce que l'on peut attendre des seules vertus d'une éthique argumentative. Au-delà, il conviendrait de porter l'éthique du discours sur le registre d'une éthique reconstructive. 7
  1. 1. Les notes de cette page sont celles de JM Ferry
  2. 2. Klaus-Gerd Giesen, L'Ethique des relations internationales. Les théories anglo-américaines contemporaines, Bruxelles, Bruylant, 1992.
  3. 3. Pendant des lustres, la principale attitude des puissances occidentales (créancières) fut de tenir bon le principe « pacta sunt servanda », tout en disant aux pays endettés qu'ils « n'oseraient pas » (eu égard aux conséquences) non seulement ne pas rembourser leur dette, intérêt et principal, mais également se soustraire aux cures d'amaigrissement qui, ordonnées par le sinistre Fonds monétaire international, leur permettraient de mourir guéris.
  4. 4. La Russie fut aussitôt l'objet d'une politique de méfiance à l'égard de toute orientation qui n'épouserait pas le modèle anglo-saxon. Dans les milieux de la CIA et au sein de l'OTAN, on s'est raconté - et on a fait courir la rumeur en conséquence - que Gorbatchev bluffait ; que, sentant que l'Union soviétique ne pourrait suivre, financièrement au moins, la course aux armements high-tech, annoncée par Ronald Reagan, il aurait voulu conjurer l'échec et mat en tentant un échec et pat : d'où une (supposée) simulation de reddition, assortie d'une main tendue aux Etats-Unis et à l'Europe, en attendant de se refaire. Aussi lui opposa-t-on un mur - quitte à soutenir à sa place un jocrisse autoritaire et ivrogne, comme s'il s'agissait d'un sympathique démocrate, afin qu'il agence la thérapie de choc qui précipita la Russie dans la débâcle, pour ensuite oublier l'aide Marshall qu'on lui avait promise.
  5. 5. Georgui Skobov, Russie-Europe : Coopération ou apparence de coopération in Confrontations Europe, juillet septembre 2008, n° 83, p. 16 et 17.
  6. 6. Ainsi l'écrit Naomi Klein : « En abolissant l'Union soviétique, Eltsine désarma le « fusil chargé » qui avait forcé l'adoption du plan » (Naomi Klein, La Stratégie du choc. La montée d'un capitalisme du désastre, trad. Ar Lori Saint-Martin et Paul Gagné, Leméac-Actes-Sud, 2008, p. 305).
  7. 7. La suite du texte est parue sous le titre Ni amnistie, ni pardon: reconstruction
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