Non, Wallonie ta culture n’est pas morte
Bouli Lanners est devenu un visage familier pour beaucoup, depuis quelques années de nombreux films ont eu recours à sa présence indéniable sur l’écran, que ce soit dans de grosses machines comme Un long dimanche de fiançailles ou des productions plus décalées comme J’ai toujours rêvé d’être un gangster ou Louise-Michel. J’espère d’ailleurs être à même, prochainement, d’évoquer ici ce dernier film toujours à l’affiche dans quelques salles.
Parallèlement depuis 1995, Bouli Lanners a réalisé plusieurs courts-métrages, l’un d’entre eux m’ayant fourni le titre de cette chronique, ainsi que deux longs-métrages Ultranova et Eldorado qui vient juste de sortir en DVD.
L’histoire d’Eldorado est simple, Yvan, garagiste et vendeur de voitures américaines, trouve un soir chez lui un jeune junkie, Elie, en train de le cambrioler. Progressivement un dialogue se noue entre eux et Yvan décide de ramener Elie chez ses parents.
Ce voyage sera le nœud central du film, un pays qui est nommé explicitement dans le générique de fin et qui s’appelle la Wallonie va ainsi être traversé de long en large et de part en part. Au long de la route, nos deux héros vont croiser notamment un Alain Delon naturiste, l’acteur Philippe Nahon toujours aussi inquiétant voire flippant quand il ordonne à Elie de chanter la Brabançonne ou quand il prédit son avenir à Yvan, l’auteur Stefan Liberski en garagiste maquignon…
Ce serait trop simple de parler d’univers décalé et personnel, il y a dans Eldorado une vraie cohérence qui faisait d’ailleurs un peu défaut dans Ultranova, peut-être parce qu’il s’agit ici d’un film d’hommes, c'est-à-dire sans personnage féminin ?
La disparition, pour ne pas écrire la mort, et son corollaire obligé le deuil imprègnent d’une mélancolie lancinante tout le film, Bouli est un homme pudique, ce n’est jamais surligné mais c’est définitivement présent et notamment symbolisé par l’agonie du chien jeté du haut d’un pont qui occupe la fin du film et par un autre fait que je ne dévoilerai pas.
Je me suis déjà interrogé dans Toudi1 sur cette présence indéniable du deuil dans le cinéma de Wallonie. Le spectateur semble confronté à l’impossibilité, provisoire ou définitive, de l’acte même de transmission entre les générations: les retrouvailles d’Elie et de ses parents sont, de ce point de vue, éclairantes. Sans pouvoir prétendre connaître tous les cinémas nationaux, je ne vois guère d’autres cinématographies où cette question se retrouve actuellement aussi fréquemment. On peut se perdre éternellement en conjectures: est-ce une métaphore de la mort de la Wallonie industrielle et de la difficulté de transmettre la mémoire de celles-ci, de l’amnésie collective (le Congo, Léopold III, etc.) inhérente à une certaine survivance de l’Etat belge, du délitement ou démantèlement progressif de ce même Etat, de la dévalorisation de l’homme dans une société où presque tout reposait sur sa force (métallurgie, mines, agriculture, etc.), des sombres faits-divers qui, ces dernières années, ont secoué la population ? Mais il faut aussi insister sur le fait que souvent, cette perte n’est pas niée ou, si vous préférez, la reconnaissance et la prise en compte de celle-ci permet aux hommes et aux femmes de continuer à avancer ou d’envisager, malgré tout, un futur: sans aucun compromis possible, la mort fait partie intégrante de la vie et c’est aussi comme cela que se termine Eldorado.
Ce qui est remarquable dans ce film, c’est qu’il est l’un des premiers à s’éloigner franchement des images tutélaires et des couleurs dominantes du cinéma de Wallonie, celles de Storck et Ivens dans Misère au Borinage ou de la célèbre photo en noir et blanc de Roger Anthoine, exposée au Musée de la Photographie de Charleroi, où sur les hauteurs d’un terril et sur fond de paysage industriel un jeune couple s’enlace. Cette représentation on la retrouve transposée notamment chez Paul Meyer, Luc et Jean-Pierre Dardenne, Benoit Mariage et même chez Bouli Lanners dans Ultranova. C’est une autre Wallonie qui est essentiellement filmée ici, elle évoque celle d’Aaltra film « grolandais » où Bouli jouait le rôle d’un chanteur de charme finlandais. C’est une Wallonie de grands espaces, de rivières et de forêts, de longues lignes droites et de sorties de route, mais aussi celle de la solitude et de la mélancolie.
Eldorado a d’ores et déjà trouvé sa place aux premiers rangs de l’histoire du cinéma d’ici, merci donc à Bouli Lanners.
- 1. De Thier, un cinéma quasi « biologique », Toudi mensuel N°65
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Eldorado