Polémiques avec Chantal Kesteloot et Wallonie dominée

7 janvier, 2015

La sociologie est un sport de combat

et l'histoire !

J'avais déjà croisé le fer avec Chantal Kesteloot en juin 1993 dans le n° 12 de République dont nous n'avons pas à cette heure-ci de version électronique accessible. Nous y mettions en cause une histoire du mouvement wallon voulant trop le distinguer « des autres logiques sociales », ce qui me semble une autre erreur de perspective qui n'est pas imputable à la seule Chantal Kesteloot. Voyez aussi Postulats de Chantal Kesteloot et Wallonie.

Rappel des différents accrochages avec l'historienne Chantal Kesteloot

Cinq ans plus tard, nous mettions plus durement en cause son compte rendu de l'ouvrage de Philippe Desttate sur l'identité wallonne . Dans le paragraphe Science, identité et appartenance, j'écrivais avec trop d'optimisme : « On ne peut prendre ses distances que par rapport à un groupe auquel on appartient et prendre ses distances par rapport à lui, c'est encore une façon de lui appartenir. Certains, cependant, appliquent aux seuls discours adverses la règle selon laquelle tout discours humain subit une déformation (idéologique), sans s'appliquer à eux-mêmes cette loi, et croient pouvoir dire qu'ils sont au-dessus de toute appartenance de telle manière qu'ils parlent du point de vue de Sirius. Anne Morelli applique ce terrorisme intellectuel avec l'inconscience nécessaire pour persévérer dans une telle attitude. C. Kesteloot et tant de Bruxellois sur l'identité wallonne diffèrent radicalement de cette position qui empêche la discussion. Il y a cependant entre eux et ce que nous venons de rappeler une petite similitude (qui n'empêchera cependant pas un vrai dialogue). » A notre sens, la similitude n'est pas aussi petite que cela. Les Bruxellois n'aiment pas qu'on leur dise qu'ils dominent la Wallonie et pourtant, c'est vrai. Je veux bien qu'il s'agisse de la domination d'un pouvoir dominé (au sens de Bourdieu), donc d'un pouvoir intellectuel, cela relativise les choses et les nuance. Mais il s'agit tout de même encore d'une domination. Lisons par exemple les analyses de la politique intérieure belge par Vincent de Coorebyter, la Wallonie n'y est quasi jamais prise en compte. Et cette exclusion se retrouve chez Chantal Kesteloot qui est considérée comme une spécialiste du mouvement wallon qu'elle analyse mal.

Le 5 octobre 2002, devant parler de l'image de la Flandre dans le mouvement wallon, l'historienne, devant un auditoire flamand dans le cadre d'un colloque que la revue co-organisait, se lança dans une véritable diatribe contre ceux qui pouvaient s'en réclamer, soit les sympathisants peu nombreux du mouvement wallon présents alors. Il m'a été impossible de vraiment réagir à ce que j'ai ressenti comme une pure et simple malveillance, bien des exemples donnés par la conférencière puisés dans des discours anti-flamands étant le fait de Flamands francophones ou des Bruxellois lors des marches flamandes sur Bruxelles . Le texte de cette conférence, je ne peux pas le reproduire ici, mais voici cependant un compte rendu de la thèse de doctorat de l'historienne que j'ai également signé, l'ouvrage a mis le comble à mon exaspération dans la mesure où j'ai le sentiment que cette chercheuse ne comprend pas toujours très bien la portée de théories qu'elle maîtrise mal, mais qui lui servent de fondement pour accuser les Wallons de fantasmes génocidaires.J'ai publié aussi un long texte sur l'image de la Flandre dans le mouvement wallon.

La Wallonie dominée : rapports de force, rapports d'argent

Je poursuis par une considération sur la faiblesse de la Wallonie qui est souvent confondue avec une sorte d'incapacité prouvant que la Wallonie n'existe pas. Il y a une disproportion évidente entre les « forces » en présence dans le domaine de la recherche universitaire et en général le monde intellectuel. Il suffit de comparer les moyens du CEGES et de l'Institut Destrée pour s'en rendre compte : vingt-cinq chercheurs, infiniment plus que l'Institut Destrée qui n'en compte que quelques uns. Le financement de la recherche du CEGES sur Julien Lahaut est tout à fait correct mais c'est le tiers en gros du budget qui a permis la parution de toute l'Encyclopédie du mouvement wallon sur vingt années (lors de la conférence de presse à la sortie de l'Encyclopédie, Philippe Destatte précisa que cette recherche de 20 ans avait coûté 1,5 million d'euros). Il faut comparer cela par exemple à l'ouvrage de prestige sur la culture wallonne financé par la Région wallonne, soit 300.000 euros ce qui est comparable à la recherche menée sur Lahaut par le CEGES . Ce qui signifie que la Wallonie est minorisée, y compris dans ce domaine. Indépendamment de ce déséquilibre, il y a aussi le fait que le CRISP comme le CEGES travaille dans une optique purement belge. Evidemment le CEGES, face aux restrictions qu'il va subir du fait de l'accord du gouvernement Michel met en avant que cette institution permet « aux historiens professionnels des deux communautés de dialoguer ensemble sur l'histoire contemporaine. » Oui, sans aucun doute, mais la difficulté pour un Wallon face à un tel discours, c'est qu'il a toutes les peines du monde à se sentir concerné par un dialogue entre « communautés », alors qu'il le serait bien plus si le cadre des recherches se définissait en donnant la même place à la Flandre (qui se définit comme communauté), qu'à la Wallonie qui est absente de la définition communautaire et donc, peu ou prou par là, de l'attention des scientifiques.

Le CRISP est lui-même dans ce cadre communautaire et les nombreuses interventions de son ancien directeur Vincent de Coorebyter révélaient bien que la Wallonie était le cadet de ses soucis. Je ne dois évidemment rien dire du financement de la revue Toudi, dont le budget n'a jamais été supérieur à 15.000 € par an au temps où elle était « papier ». Il faut bien que je parle de la revue que je dirige dans la mesure où la même Chantal Kesteloot -chose que j'ai longtemps ignorée d'ailleurs-a écrit qu'elle ne pouvait la considérer comme une revue scientifique, malgré les prétentions qu'elle avait d'être considérée comme telle. Il est certain que l'effort de tous les collaborateurs de la revue a toujours été, en matière historique notamment, de donner ses sources, de se préoccuper d'observer les différentes règles à respecter quand il s'agit d'écrire de manière pertinente. Mais personne n'a jamais élevé la moindre prétention à... L'article de Chantal Kesteloot est à lire (Cahiers d'histoire du temps présent - n° 13-14 - 2004), car il ne vise pas que notre revue mais bien plus d'autres instances wallonnes . Travaillant dans un institut de recherche infiniment mieux doté en moyens que tous les groupes ou personnes qu'elle met en cause, elle profite du confort qui est le sien pour récuser les voix discordantes mettant en cause son parti pris. Elle en vient même à considérer que notre revue élimine le débat parce que nous « excommunierions », alors que c'est l'inverse. Justement, mettre en cause longuement et de manière argumentée les travers graves de sa recherche, n'est nullement excommunier. En 1993, en 1998, en 2004, j'ai cru devoir mettre en cause durement son travail, ses orientations biaisées. Les deux premières fois nous avons dialogué, mais aucune réponse écrite par exemple n'est jamais parvenue à la revue. Qui refuse le débat ? Il serait facile de montrer que la revue Toudi ne l'a jamais refusé, notamment lorsque nous avons édité avec les Cahiers marxistes en 1992 un n° sur la Wallonie et ses intellectuels où j'ai personnellement veillé à ce que tous les textes hostiles au manifeste soient bien mis en valeur.

Historiens militants et historiens scientifiques ou historiens du pouvoir et historiens critiques?

Chantal Kesteloot introduit souvent dans ses analyses la distinction entre historiens militants et historiens scientifiques. Je lui préfère la distinction entre historiens ou intellectuels pourvus d'importants moyens et les autres. Sans doute que l'on peut estimer qu'une recherche historique qui ne dispose pas de beaucoup de moyens est peut-être aussi une recherche correspondant à peu de demande sociale ou qui est le fait de personnes qui ont moins de compétences. Pour ma part, j'ai toujours été surpris en entendant des universitaires, notamment au Danemark, tout heureux d'avoir obtenu des crédits. Lorsque la revue Toudi a été lancée, nous avons eu un premier réflexe sous l'influence de Thierry Haumont qui a été de refuser d'avance tout subside de la Communauté française. Que vaut-il mieux être, un militant ou un fonctionnaire au service d'un Etat qui fait le plus grand tort à la Wallonie ? Je sais que cela pourra paraître un peu romantique. Mais j'ai toujours eu le sentiment que c'était ainsi que devaient se battre les intellectuels pour la Wallonie, une Wallonie appauvrie du fait de la concentration selon la logique belge francophone du plus grand nombre de moyens à Bruxelles : dans le domaine de l'histoire, il suffit de comparer ce dont dispose le CEGES par rapport à ce dont dispose l'Institut Destrée et même dans le domaine des revues, il est clair qu'un abîme sépare les finances de Toudi et celles de La Revue nouvelle. Pour moi, cette pauvreté est un gage d'authenticité. Le fait que nous ne nous engagions certes pas dans « l'histoire apaisée » dont rêve Chantal Kesteloot me semble une bonne chose. Le rapport de force (oui il existe dans ce domaine comme en bien d'autres), est tel que la paix signifierait simplement le triomphe du plus fort. Une remarque de Chantal Kesteloot est significative à cet égard : « il n'existe pas de véritable lieu de discussion scientifique qui publierait de manière régulière des contributions sur l'histoire du Mouvement wallon. Disposer d'une revue ad hoc ne suffirait pas, encore faudrait-il pouvoir l'alimenter. Les recherches demeurant limitées, il est en effet probable qu'une telle revue ne parviendrait pas à survivre (Cahiers d'histoire du temps présent - n° 13-14 - 2004). »

Après avoir considéré que la revue Toudi ne pouvait pas être considérée comme une revue de ce genre, on ajoute que de toute façon, une telle revue ne pourrait survivre dans la mesure où les recherches sur le mouvement wallon sont limitées et même, je pense, sur la Wallonie en général. Mais le constat fait à cet égard renvoie justement au rapport de force dont nous parlons. Si, par exemple, la thèse de doctorat, pourtant pleine d'enseignements, de Francine Kinet n'a jamais été publiée , si dans la revue on s'est lancé sur toute une série de pistes comme celles du gouvernement wallon de 1950 , sur les comportements des régiments wallons et flamands en mai 1940 , sur le discours antiwallon dans les médias, sur la monarchie et la Wallonie , sur le cinéma wallon , mais aussi si nous avons collaboré à des recherches (ne serait-ce que par des traductions du néerlandais, en publiant des textes voués sinon à la confidentialité ou en commentant ceux-ci), sur le péché originel de Baudouin I , sur sur la question royale en 1950 , sur la politique de Léopold II en Afrique , voire même publié de (bien modestes) archives comme par exemple sur les combats de mai 1940 , pour ne prendre que ces quelques exemples, c'est que l'ensemble de la recherche historique francophone, reflétant le regrettable rapport de force en faveur de Bruxelles qui monopolise presque tout, néglige et même le plus souvent ignore la Wallonie. Il ne faudra dès lors pas nous demander de trop compatir aux difficultés financières du CEGES qui dans cette terrible dialectique joue, comme le CRISP, contre la Wallonie, jeu qui n'a rien de très démocratique et ne joue même pas de rôle positif dans le dialogue avec la Flandre contrairement à ce dont il se prévaut.