POUR OU CONTRE LA BELGIQUE FRANCAISE (Claude Demelenne)
Le Forum VOX LATINA (http://www.voxlatina.com/forums/index.php sur la partie du Forum consacré aux relations avec Bruxelles et la Wallonie...) rappelle en permanence le sondage réalisé par l'IFOP les 24 et 25 juillet 2008, ensuite publié dans Le Soir et La Voix du Nord qui "révélait" que pratiquement 50% de Wallons étaient en faveur de la réunion à la France en cas de disparition de la Belgique. Ce n'est évidemment pas ce seul sondage qui peut expliquer que plusieurs éditeurs français sollicitent des auteurs belges pour parler de la question nationale dans notre pays de Flandre et de Wallonie. Notons le livre de Philippe Dutilleul Un asile de flou nommé Belgique, paru chez Buchet-Castel en 2009 ou le livre de Claude Javeau La France doit-elle annexer la Wallonie? parus également en janvier de cette année chez Larousse. Le livre de Claude Demelenne Pour ou contre la Belgique française a été publié quasi en même temps (éditions Le cherche-midi). Comme le livre de Claude Javeau, il est écrit assez rapidement puisque la démission d'Yves Leterme (19/12/08) et la succession d'Herman Van Rompuy à l'ex-Premier ministre (30/12/2008) sont évoquées d'entrée de jeu. Il est clair que ces livres, même s'ils sont vite écrits, ont des causes plus profondes que la simple parution d'un sondage, le seul jusqu'ici (organisé scientifiquement), qui fait pencher la balance du côté du réunionisme, solution que les sondés pouvaient seulement rejeter: d'autres solutions n'étaient pas présentées, alors que d'habitude on le fait dans ce type d'enquêtes. Claude Demelenne adopte au fond la même position et se déclare ouvertement en faveur d'une réunion pure et simple de la Wallonie à la France. Et de Bruxelles. Claude Demelenne évoque une solution parfois retenue par les réunionistes modérés, le recours à l'article 88 de la Constitution française qui précise que "la République peut conclure des accords avec des Etats qui désirent s'associer à elle" (Pour ou contre la Belgique française, p. 29), mais il explore essentiellement ce qu'il décrit lui-même comme l'autre piste: ''l'incorporation pure et simple des deux régions belges francophones dans la République française'' (Pour ou contre... p. 29).
Quelques arguments historiques
Claude Demelenne est très manifestement inspiré d'un bout à l'autre par le programme du parti Rassemblement Wallonie-France de Paul-Henry Gendebien et de l'ouvrage de celui-ci 1,en ce qui concerne du moins les grandes lignes de la réunion de Bruxelles et de la Wallonie à la France. Comme P-H Gendebien, en utilisant le même vocabulaire, Claude Demelenne estime que si la Belgique implose ''les Belges francophones n'auront pas envie de créer un Etat confetti à côté de la France'' 2. Les arguments historiques diffèrent en partie. Claude Demelenne écrit par exemple que ''les territoires formant la Belgique n'ont pratiquement pas de passé commun''' (Pour ou contre... p. 31), sauf sous l'Empire de Charlemagne, au IXe siècle et de 1795 à 1815 dans la République puis l'Empire. Ce qui se conteste...
La défaite de Napoléon à Waterloo est un ''aléa de l'histoire'' (p. 20), ou un ''accident'' (p. 29) (l'accident d'une histoire qui serait substance?) . Claude Demelenne précise utilement que l'humiliation des Flamands à travers le français qu'ils ne parlaient pas leur a été infligée par d'autres Flamands qui le parlaient et appartenaient aux classes dominantes (p.39). Il insiste sur le fait qu'il est assez faux de dire que la plupart des victimes des combats de la guerre 1914-1918 étaient des soldats flamands, ne comprenant pas les ordres de leurs officiers (p. 42), sur le fait que la résistance au nazisme a surtout été le fait de la Wallonie, explique le clivage apparu en mars 1950 sur le retour du roi. Mais ne dit pas un mot de la tentative de sécession wallonne de juillet 1950 à travers le Gouvernement séparatiste de 1950 3. Il n'en dit pas plus sur la grève générale de 1960-1961 qui popularisa la revendication autonomiste en Wallonie et introduisit, à l'encontre de la logique flamande: la notion de Régions, celle de fédéralisme économique qui s'est imposée contre cette logique flamande. Le sursaut actuel des régionalistes bruxellois a été rendu possible par la ténacité des Wallons à conforter cette dimension du régionalisme belge qui consiste à vouloir une Belgique à trois plutôt qu'à deux, logique qui est en train de l'emporter sur la logique à deux, voulue par la Flandre et qu'elle ne parvient pas à imposer malgré ses efforts. C'est une des plus importantes critiques à adresser à ce livre. Pas seulement sur le plan historique. ''Le sang du passé coule dans les veines du présent.'' a écrit Fernand Braudel.
Sur un plan culturel et identitaire
Cette erreur historique importante du livre (elle consiste notamment à ne jamais évoquer les institutions wallonnes), va de pair avec des affirmations douteuses sur le plan culturel ou sociologique. La contradiction apparaît d'emblée. D'une part Claude Demelenne écrit ceci (que nous pourrions contester, mais nous ne le ferons pas parce que l'auteur dément lui-même cette affirmation): '' Les Wallons, y compris ceux qui se sentent encore profondément, belges, lisent les mêmes journaux et la même littérature que les Français, regardent les mêmes chaînes de télévision françaises, se passionnent pour les mêmes débats médiatiques...'' (Pour ou contre... p. 26). Il poursuit en soulignant que c'est le cas aussi des Bruxellois francophones dont il dit ''qu'il ne faut pas confondre avec les Wallons'' (ibidem), en ajoutant aussitôt que des ''centaines de milliers de Wallons'' travaillent et vivent à Bruxelles (ibidem). Mais alors? S'il y a tant de Wallons à Bruxelles, les Bruxellois font quoi pour être si différents d'eux? (Et pourtant, ils sont différents, je l'admets sans réserve).
Est-il certain que les Wallons lisent les mêmes journaux que les Français? Cette affirmation, telle qu'elle est formulée, laisserait supposer que les Français et les Wallons ont les mêmes lectures. Ce n'est que partiellement vrai, qu'il s'agisse de littérature, d'histoire, de sociologie, de presse etc. Il prétend également que le cinéma ''belge'' (wallon en fait) est régulièrement primé à Cannes, ce qui est vrai, mais cela n'établit pas des passerelles ''qui sont des autoroutes'' entre Français et Wallons. Le jury de Cannes est un jury mondial, pas français.
Plus loin, Claude Demelenne affirme ''La Belgique culturelle, comme métissage des cultures latine et germanique n'a jamais existé.'' (Pour ou contre..., p. 46). Pourtant l'ouvrage Belgique, disparition d'une nation européenne (Pire, Bruxelles, 1997), est signalé comme un ''ouvrage du même auteur'' dans la page de garde de Pour ou contre... Claude Demelenne a écrit, dans l'ouvrage collectif Belgique, disparition... une contribution intitulée Un nationalisme wallon d'opérette. Dans celle-ci, il affirme que les Bruxellois «vivent quotidiennement aux côtés de la minorité flamande de la capitale. Beaucoup célèbrent les vertus d'un multiculturalisme heurtant de front les chantres de l'identité et de la culture wallonne. Ni vraiment wallons, ni vraiment flamands, les Bruxellois s'affirment " les derniers des Belges ". Ce sentiment d'appartenance à une Belgique pluriculturelle est, en soi, sacrilège pour les wallingants.» Il est clair que tout le monde peut changer d'avis.
Mais j'aperçois une incohérence plus profonde chez Claude Demelenne. Au début des années 1990, c'est au nom d'une identité métissée qu'il s'en prit constamment à José Happart. Comme journaliste indépendant, j'avais été frappé par le fait que Claude Demelenne avait obtenu d'écrire à peu près sur le même sujet (son opposition à José Happart en qui il voyait le symbole même de l'affirmation wallonne), dans pratiquement tous les journaux, un nombre très élevé d'articles analogues sinon quasiment similaires. 4 Il n'est pas fréquent (et j'en sais quelque chose comme journaliste indépendant), que les journaux s'ouvrent à vous comme cela en vue de vous permettre d'exprimer une opinion somme toute personnelle. Ou même qu'ils permettent à une personne étrangère à la rédaction de produire des tribunes libres à jet continu, même dans la ligne du journal. Surtout sans réellement que cette personne fasse des enquêtes suivies, justifie sa contribution par l'apport d'éléments neufs tant sur le plan des faits que des arguments, sans qu'elle ne produise un travail inédit... En tout cas c'est fou le nombre de journaux que ne dérangeait pas l'opinion exprimée par Claude Demelenne sur Happart en tant que symbole wallon...
Claude Demelenne participa aussi au lynchage médiatique de José Happart en juin-juillet 1994, lynchage dont il est rendu compte dans TOUDI 5, et où l'on retrouve curieusement François Perin qui écrivit que le populisme de José Happart est ''le plus grand danger qui menace la démocratie'' 6 L'explication est sans doute que les journaux qui accueillirent la prose de Claude Demelenne (talentueuse, là n'est pas la question), épousaient très profondément ses idées et son hostilité à l'égard de l'identité wallonne. Des observateurs étrangers ont pu souligner que cette hostilité était le fait de certains milieux bruxellois: ''A Bruxelles, en dépit du processus de fédéralisation du pays,la vision unitaire, historiquement caractéristique des Bruxellois francophones, semble avoir toujours quelque influence. Aux yeux des Franco-Bruxellois, le pays est loin de la représentation qu'en propose le Manifeste pour la culture wallonne. Siège de la Commission européenne, capitale de la Belgique et bastion du nationalisme panbelge depuis 1830, Bruxelles a tendance à mépriser les identités wallonne et flamande qui sont jugées trop particularistes dans le contexte de l'intégration européenne. Le nationalisme panbelge de Bruxelles a souvent manifesté un sentiment de supériorité morale et s'est souvent conçu lui-même comme la voie vers une appartenance plus universaliste dans une perspective semblable à celle de Trudeau 7.'' 8 C'est cela que le manifeste des régionalistes bruxellois de décembre 2006 a fondamentalement modifié. Mais Claude Demelenne tait entièrement cette initiative si importante pour Bruxelles... A cet égard le titre de son livre est tout un programme. Il n'existe qu'une Belgique française, il n'existe pas ou peu de Wallonie : il y a ici passage de l'adhésion à la Belgique à l'adhésion à la France, comme si la Wallonie n'existait pas (ni Bruxelles). Il est vrai que c'est sans doute aussi la vision des lecteurs français auxquels s'adresse Claude Demelenne qui, tout en sachant qu'll y a des querelles entre Belges, seraient peu à même d'en identifier les protagonistes.
L'échec du fédéralisme
Il n'y a donc pas d'identité wallonne, mais, surtout, il ne peut pas y en avoir si du moins l'existence de cette identité donnait le goût aux Wallons du confédéralisme, soit l'existence en tant qu'Etat indépendant dans une Belgique réduite à une coquille vide. Claude Demelenne revient souvent sur cette idée que l'on trouve aussi chez Paul-Henry Gendebien selon laquelle le fédéralisme belge est un échec. Cet argument nous frappe, car l'objectif des fédéralistes wallons en tout cas n'a sans doute jamais été la volonté de maintenir à tout prix la Belgique. Ils ont d'ailleurs été accusés très longtemps d'être des séparatistes. Il est sans doute difficile de dire si le fédéralisme est ou non un échec. Il faut d'ailleurs voir à quel point de vue l'on se place.
Le fédéralisme est-il un échec d'un point de vue belge? On ne peut pas nier que la crise actuelle qui s'est nouée en juin 2007 est grave et longue. Elle est sans précédent étant donné cette longueur, mais quand on se retourne vers le passé, on se dit tout de même qu'elle est moins grave que la question royale, les grèves de 1980-1961, la crise de la sidérurgie wallonne en 1982, époque à laquelle le CVP lançait qu'il ne voulait plus un seul franc flamand pour la sidérurgie wallonne dont l'écroulement aurait fait perdre des dizaines de milliers d'emplois directs ou indirects en Wallonie. Dans la crise actuelle, ce n'est pas cela qui est en jeu, c'est la Belgique ou une certaine image unitaire de la Belgique. Lors de crises gouvernementales précédentes, lorsque la Belgique avait encore une monnaie distincte et lorsque l'Etat fédéral était encore la seule (ou quasiment la seule) autorité étatique en Belgique, la longueur d'une crise était préoccupante. Mais aujourd'hui, la monnaie belge est l'EURO et les soubresauts belges ne le menacent pas, par en-haut. Si l'on prend l'Etat par en-bas (en haut et en-bas sont d'ailleurs des approximations), on se rend compte que dans bien des matières essentielles (économie, enseignement, énergie, environnement), ce sont les Régions qui décident et la politique des Régions se développe indépendamment de l'Etat fédéral. Une grande partie des enjeux des crises d'autrefois n'existent tout simplement plus, car ces enjeux sont, pour ce qui s'agit de la Wallonie ou le reste de la Belgique, soit européens soit régionaux. On peut regretter que Claude Demelenne n'en dise pas un seul mot à ses lecteurs français.
Le fédéralisme est-il un échec d'un point de vue wallon? Claude Demlelenne écrit en tout cas : ''Grâce au Plan Marshall, le redressement économique de la Wallonie est sur les rails.'' (Pour ou contre... p. 108). Il estime cependant que le projet confédéraliste de la Flandre met en péril ce redressement, mais il ne dit pas de manière assez précise quels éléments de ce projet flamand mettent vraiment en péril la Wallonie. Il pense seulement que si la Wallonie intègre la République française, elle pourra poursuivre ce redressement sans avoir à se préoccuper de combattre par ailleurs la Flandre qui voudrait la priver des moyens pour le faire. Des moyens, nous le répétons, dont C.Demelenne ne dit pas avec précision ce qu'ils sont. Claude Demelenne pense aussi que la Wallonie ne devra plus se battre ''sur deux fronts'', c'est-à-dire contre les Flamands, ce que nous venons juste de rappeler, et sur l'autre front qui est le redressement régional.
C'est ici qu'on s'attendrait à voir apparaître quelques mots sur le maître d'oeuvre du redressement, soit le gouvernement wallon. Mais son existence est tue. Par contre, la solution par laquelle la Wallonie échappera à la lutte sur deux fronts, n'est pas tue, elle est même tonitruée : la France! La Wallonie y ''bénéficiera de la solidarité nationale, au même titre que les autres régions françaises. Une solidariité qui est tout sauf chiche. Selon une étude de la banque nationale, la redistribution, régionale est relativement faible en Belgique. Les transferts financiers interrérgionaux sont nettement plus élevés en France qu'en Belgique.'' (Pour ou contre..., p. 109). ]. J'ai pourtant indiqué les études permettant de dire que la Région Nord-Pas-de-Calais, qui bénéfice du système français, qui a un passé économique semblable à celui de la Wallonie, ne fait globalement pas mieux que la Wallonie et fait peut-être même moins bien, malgré une métropole qui la polarise, malgré trois importants ports de mer 9. Dans le reste de son livre, Claude Demelenne insiste à plusieurs reprises sur ce redressement wallon et aussi sur le fait que la Wallonie et Bruxelles ont, ensemble, un PIB par habitant supérieur à celui de la Flandre.
L'Europe
Il y a un troisième point sur lequel insiste Claude Demelenne et qui est un argument important au plan international:'' Le vrai danger serait que la désagrégation de la Belgique donne naissance à deux, voire à trois entités indépendantes: l'Etat flamand (6,2 millions d'habitants, l'Etat wallon (3,5 millions d'Habitants) et la ville-Etat de Bruxelles (1 million d'habitants). Ou, dans une version duale, l'Etat flamand et l'Etat Wallonie-Bruxelles. Cette configuration ouvre la voie à une Europe recomposée sur la base d'une myriade de mini-Etats. Le rattachisme dégage un horizon plus serein. Dans cette hypothèse, l'après-Belgique n'est pas synonyme d'éparpillement. L'Europe des vingt-sept... reste à vingt-sept. Un Etat disparaît, la Belgique, un autre se crée, la Flandre.'' (Pour ou contre..., p. 64). Il s'agit ici de la reprise des idées de Paul-Henry Gendebien telles qu'elles ont été transcrites dans le manifeste du RWF: ''Le RWF propose une solution positive et pacifique à la crise des nationalités qui déchire la Belgique, et cela sans revendiquer la création d'une Wallonie indépendante ou d'une petite Belgique continuée, mais réduite à un ensemble Wallonie-Bruxelles qui ne ferait qu'ajouter un Etat supplémentaire en Europe et un Etat faible de surcroît. la Wallonie (et Bruxelles avec elle si elle le désire) contribuera à la stabilité et à l'équilibre du continent européen par son union avec la France...'' 10 Il est clair que ces propositions sont, bien pensées, comme l'on dit, "politiquement". C'est-à-dire en fonction du but que l'on s'est fixé et étant donné les partenaires notamment européens que l'on a à convaincre.
On doit cependant légitimement se poser la question de savoir si les premiers à convaincre ne seraient pas plutôt les Wallons et les Bruxellois. Claude Demelenne cite à cet égard Pascal Delwit soulignant que la Belgique est très différente de la France: ''la société belge est aux antipodes du modèle français. Vous êtes centralistes, nous sommes régionalistes, fédéralistes et même au-delà. Le royaume de Belgique est fondé sur le compromis et la représentation proportionnelle. La République s'appuie sur le scrutin majoritaire. Nos syndicats sont puissants, ils négocient; les vôtres sont faibles et préfèrent la confrontation.'' (Pour ou contre..., p. 76). L'auteur se contente de dire que ce que dit Delwit est ''une succession d'affirmations hâtives'' (ibidem). Mais ne pourrait-on lui renvoyer la balle? Dire sans hésiter que les Wallons et les Bruxellois ont la même conception que les Français de la démocratie, c'est précisément ignorer tout ce que dit Pascal Delwit. C'est ignorer que l'autonomie wallonne a été d'abord une revendication syndicale et l'est demeurée, y compris dans sa dimension culturelle. Si on rejette ces différences, qui sautent pourtant aux yeux, on est inévitablement amené à conclure aussi qu'il n'existe pas d'identité wallonne ou à écrire un livre sur la Belgique française qui ne dit absolument rien de l'autonomie très étendue dont jouissent la Wallonie et Bruxelles. C'est cela qui dérange un peu. La France est un pays démocratique, mais un pays qui a connu des interruptions de la démocratie parlementaire avec le Second Empire, le régime de Vichy. La Wallonie, en particulier, s'est organisée depuis 1830 dans un cadre politique qui a toujours été démocratique. Ce travail de soi sur soi de la Wallonie s'est considérablement amplifié depuis la vraie inauguration du fédéralisme tel que l'exigeaient les militants wallons, soit depuis la régionalisation définitive en 1980. Malgré qu'il en signale certains fruits (le Plan Marshall), Claude Demelenne ne dit rien de cette puissance publique qui se construit depuis trente ans et qui a été pensée pour la première fois il y a plus d'un siècle. Or la réunion à la France impliquerait de renoncer à la poursuite de ce chantier dont on aperçoit très bien la nécessité justement en lisant Pour ou contre la Belgique française. Il a fallu tant d'efforts pour le mettre en route, déjà bien avant 1980, il a fallu tant d'efforts pour convaincre une partie de la population wallonne de s'engager dans ce chantier et de le soutenir. Ceux qui s'y opposèrent radicalement commencent à accepter la chose, finalement, même si - et notamment grâce aux milieux dans lesquels Claude Demelenne pouvait s'exprimer tout à l'aise - ce travail pénible s'est longtemps poursuivi sous les quolibets d'un establishment belge qui semble aujourd'hui totalement dépourvu d'arguments et de vision d'avenir. Le jour même du dernier Congrès du Rassemblement wallon, en mai 1981 à Mons, regagnant Bruxelles dans la voiture de Bernard Remiche, j'entendis celui-ci m'expliquer (car il n'aimait pas la tendance indépendantiste wallonne du RW, menée alors par... P-H Gendebien), que le chef de cabinet du Prince Albert (futur Albert II) lui avait confié qu'il sentait bien la fragilité de l'édifice belge, mais qu'il ne pouvait imaginer devenir le citoyen d'une Wallonie indépendante, cela lui faisant horreur. Et qu' il accepterait bien plus facilement l'idée de devenir un Français (idée qui m'avait semblé alors plaire beaucoup à Bernard Remiche).
Renoncer à la liberté?
Je ne cherche pas à insinuer que Claude Demelenne, un homme de gauche, a finalement rejoint l'arrière-pensée de certains membres de l'establishment belge. Je m'interroge. Mais, plus fondamentalement, je m'interroge sur la Wallonie. Le chantier fédéraliste ou confédéraliste est en cours. J'ai dit le caractère très pénible de ce travail au début. Il a complètement bouleversé notre relation au politique. Or, ce que ne dit pas l'auteur de Pour ou contre la Belgique française, c'est que la réunion à la France implique le démantèlement de ces institutions auxquelles on vient juste de s'habituer, dans la mesure où - s'il s'agit d'une intégration pure et simple à la France - elles ne peuvent subsister dans une République une et indivisible. Bien entendu, le contexte belge n'est pas facile pour la Wallonie, mais celle-ci a les moyens juridiques ou politiques de faire face. Il y a des responsables qui les utilisent, des responsables wallons qui, je le redis, ne semblent pas faire pire que ceux du Nord-Pas-de-Calais placés (pourtant en France), dans un système qui n'est pas plus favorable que celui dans lequel la Wallonie évolue (si on lit les chiffres établis par des chercheurs wallons et du NPDC). Le lecteur de C.Demelenne lisant ce qu'il dit de la Flandre qui a réussi à s'imposer au point que l'auteur de Pour et contre... pense qu'elle pourra devenir indépendante, comprendra que les Wallons, eux, ne le peuvent pas. La solution française risquera alors d'être vécue comme un nouvel échec wallon, ces Wallons n'ayant pas pu faire aussi bien que les Flamands. Au point qu'ils devront se résigner à voir se démanteler leur autonomie (mais ne serait-ce pas là le pire échec?).
Il est difficile d'admettre que des hommes politiques qui ont siégé dans le Gouvernement wallon, comme Daniel Ducarme, imaginent des manières d'autonomies wallonnes qui n'auraient absolument plus le même sens que celle de la Wallonie actuelle et qui sous le couvert d'une liberté de façade (les autonomies des DOM/TOM qui sont toujours sous la tutelle du parlement français, alors que le parlement wallon est souverain), impliqueraient les mêmes démantèlements. Ce chantier si péniblement poursuivi depuis bien avant le fédéralisme (car divers dispositifs l'ont rendu possible comme la frontière linguistique, le travail des juristes, le combat des militants, les aspirations syndicales), devrait donc être réouvert en vue, non plus de l'amélioration de l'édifice, mais de sa démolition! Celle-ci prendrait à nouveau du temps, beaucoup de temps finalement, avec de nouveau pas mal de mécontentements, à la fois des gens qui ont mis les choses en oeuvre, mais aussi de ceux qui ont fini par s'habituer à un système qu'ils refusaient au départ. Ce chantier de démolition, succédant au chantier de la construction fédéraliste, serait alors suivi d'un troisième chantier de reconstruction-adaptation à la République française, une et indivisible, dans une Europe qui ne serait pas nécessairement une Europe des régions, mais une Europe où pas mal de régions dans des situations semblables à celles de la Wallonie (la Catalogne, l'Ecosse, la Flandre, certains Länder allemands etc.), finiraient par atteindre la marge d'autonomie dont dispose déjà la Wallonie aujourd'hui avec une longueur d'avance sur les régions dont nous venons de parler, une expérience finalement plus grande, plus profonde, plus ancienne que la plupart des Régions à pouvoirs législatifs en train de devenir des Etats au coeur de l'Europe unie et dont on ne ne voit pas qu'ils menacent sa contruction.
Fondamentalement, il y a cette expérience wallonne, l'expérience d'une vieille Terre traversées de crises et d'épreuves, de déclins et de redressements. La solution française ne va pas à l'encontre de l'identité linguistique française de la Wallonie. Mais ne nie-t-elle pas toute l'expérience historique de la Wallonie? Et sa culture qui comme toute culture, selon le mot très juste de Malraux, est la transformation de l'expérience en conscience? Il faudrait que la Wallonie renonce ainsi à des organisations législatives, institutionnelles, sociétales, associatives qu'elle a forgées depuis des décennies. Il faudrait que la Wallonie renonce à une grande part d'elle-même pour une raison qui domine dans ce livre (comme dans beaucoup d'arguments rattachistes): la Wallonie est incapable de s'en sortir contrairement à la Flandre.
On peut d'abord dire que même si la Wallonie s'en sortait en devenant française, ce succès aurait le goût amer d'un échec puisque la Flandre réussirait là où nous échouerions, dans la voie de l'autonomie d'une (con)fédération. Croit-on vraiment qu'il y a si peu d'identité wallonne spécifique que les Wallons se redressant en France et grâce à son aide ne feraient pas la comparaison avec l'ancien peuple-partenaire qui, lui, aurait réussi, sans tutelle? Après tout, avoir une identité, c'est être conscient de ce que l'on est. Peut-on vraiment dire que les Wallons ne sont pas conscients d'eux-mêmes? Comme le fait Gendebien écrivant : ''La Wallonie, tout particulièrement, est appelée à quitter les rives marécageuses de la dépendance où elle s'enlise sans en être vraiment consciente. '' 11 Que de discours on fait aux Wallons pour leur dire qu'ils n'existent pas ou qu'ils ne sont pas conscients d'eux-mêmes... Et, de plus, fondamentalement, il n'est pas assuré du tout que la Wallonie se trouverait mieux en France.
Il faudrait que la Wallonie, pour échapper à la dépendance de la Flandre renonce aussi à sa liberté, à son identité, à sa culture. Qu'elle soit consciente de ne pas exister ou même qu'elle soit consciente qu'elle en est inconsciente! Il y a là une contradiction dans les termes comme quand on dit ''L'identité wallonne n'existe pas''... Pour reprendre la manière dont le général de Gaulle eut un jour l'idée d'argumenter, je dirais que tout cela n'est ni très démocratique, ni très républicain, ni très français. Parce ce n'est ni clair, ni simple, ni droit. 12
- 1. Le choix de la France (I) (Paul-Henry Gendebien
- 2. (Pour ou contre... p. 20)
- 3. Le gouvernement provisoire wallon de 1950
- 4. On consultera à cet égard [2], le chapitre de mon livre Le discours antiwallon en Belgique francophone qui est le numéro 13-14 de TOUDI, septembre 1998 où seulement quelques articles de lui sont cités.
- 5. CHAPITRE V: Lynchage médiatique de J.Happart en 1994
- 6. L'Echo de la Bourse, 16 juin 1994 ou CHAPITRE V: Lynchage médiatique de J.Happart en 1994
- 7. Pierre Eliott Trudeau, ancien Premier ministre canadien qui tenta de briser le nationalisme québécois par un langage qui est effectivement proche des critiques adressées au Manifeste comme l'accusation de "repli sur soi" que Sarkozy vient d'ailleurs de reprendre à l'égard du nationalisme québécois.
- 8. Nous traduisons ''In Brussels, despite the federalization process the unitary vision historically characteristic of the Franco-Bruxellois still seems to have some hold. In the eyes of many Franco-Bruxellois, the country is far from the picture proposed by the ''Manifeste pour la culture wallonne''. Home of the the EU Commission, Capital of Belgium and bastion of pan-Belgian nationalism since 1830, Brussels tends to be contemptuous of Walloon and Flemish identities, which are considered too particularistic in the context of the European integration. Brussels pan-Belgian nationalism has professed moral superiority and has often conceived itself as the path toward a more universal belonging, in a perspective similar to Trudeau's vision...'' Dimitrios Karmis and Alain Gagnon, Federalism, federation and collective identities in Canada and Belgium: different routes, similar fragmentation in Alain Gagnon, James Tully (editors) Multinational Democracies, Cambridge University Press, 2001, pp. 137-170, p. 166, p.168.
- 9. Les données profondément modifiées de la question wallonne (+ les transferts)
- 10. Paul-Henry Gendebien, Le choix de la France, Pire, Bruxelles, 2001 p. 171.
- 11. Le choix de la France, p. 124, c'est nous qui soulignons.
- 12. Non pas le livre de Claude Demelenne qui est celui d'un journaliste de talent, mais le projet qu'il défend.
- Vous devez vous identifier ou créer un compte pour écrire des commentaires