TOUDI EN DEUIL

Philippe Renault est mort
1 février, 2010

Philippe Renault vient de s'éteindre brusquement ce matin vers 2h.30 suite à une rupture d'anévrisme diagnostiquée quelques heures auparavant à l'occasion d'un dîner d'une association fraternelle de sa paroisse d'Yvoz-Ramet. Il fut transporté à l'hôpital où sa mort fut constatée quelques heures plus tard, ce matin, donc. Très tôt.

A l'heure d'aujourd'hui, à 65 ans, il avait encore, en quelque sorte, si pas toute la vie devant lui, au moins encore toute une vie.

Je n'hésite pas à écrire que Philippe devait être le collaborateur le plus profond de la revue. Où il n'avait d'ailleurs que peu écrit, mais chaque fois des choses tellement essentielles que je regrette aujourd'hui très profondément de n'avoir pas fait plus souvent appel à lui. J'en donne les liens plus bas.

C'est une grande perte pour TOUDI, pour la Wallonie et pour la République.

Il me semble que j'ai rencontré Philippe Renault (mystère des amitiés naissantes), à une réunion wallonne de gauche dans la région liégeoise ou sans doute à Liège. Je ne sais plus ce que j'y avais dit qui l'avait amené à venir me dire qu'il faudrait approfondir ce sujet.

Un homme de l'essentiel

Il a fait partie notamment du groupe informel qui s'était mis à réfléchir de 1992 à 1995, sur la Wallonie et la gauche avec le Professeur Pierre Lebrun et son grand ami Francis Biesmans du "Mouvement socialiste". C'est lors de l'une de ces réunions que Philippe m'était apparu dans toute sa dimension d'homme de l'essentiel, invisible aux yeux comme le dit le Petit Prince. Pourtant d'une humilité totale, radicale, il prenait parfois la parole, y compris dans ces réunions où se rencontraient des gens comme Luc Vandendorpe, Marie-Denise Zachary, Jakes Schreurs, Jean-Pol Hiernaux... Il prenait la parole d'une façon tout à fait spéciale. Je me souviens qu'à l'une de ces réunions où une vague de pessimisme sur la Wallonie nous avait emportés au loin, il avait demandé la parole en fin de réunion pour nous parler d'une manière intempestive (au sens non pas péjoratif, mais au sens de quelque chose de totalement inattendu), d'une déclaration de José Happart, de la venue du printemps et de Pâques et de l'oeuf qui symbolise la Vie. Dans ce groupe d'universitaires plutôt très rationalistes, personne ne songea une seconde à rire de ce qu'il dit cette fois-là. Tellement ses mots étaient chargés d'espoir et d'espérance.

C'était un homme profondément laïque, profondément républicain, profondément socialiste, d'un socialisme chrétien à la Péguy allant radicalement à l'essentiel, c'est-à-dire à l'égalité, comme on le lira ci-dessous dans le premier article que je demande qu'on relise: Les battants et les dieux déguisés. Ces textes ont une immense qualité, ils sont courts, on ne se lasse pas de les relire. Je pare au plus pressé en en réunissant, pour le moment, trois.

Un chrétien exempt de tout cléricalisme

Il faut ajouter à cela que Philippe était un chrétien d'une rare profondeur, j'allais écrire, croyant et seulement croyant, pour souligner son absence de lien à tout cléricalisme, quel qu'il soit. Contrairement à ce que l'on peut penser parfois, au vu de certains événements dont on sait à quel point je les déplore (parce qu'ils me font mal, terriblement mal), comme le disait récemment Jean-Michel Javaux dans Le Soir (samedi passé): Je connais l'Eglise wallonne et bruxelloise qui est en fait très progressiste. Tout en ajoutant qu'il y avait au CDH des familles catholiques qui ne font pas la séparation entre Eglise et Etat, qui jouent à fond du lobbying sur les écoles, les pouvoirs organisateurs, en vertu de liens qu'elles estiment comme naturels. Ce qui est formidablement bien vu, formidablement! Je suis à l'aise avec tous les athées parce que partage avec eux, très profondément, un anticléricalisme qui est le fait, aujourd'hui, du bas-clergé, des laïques, bref de la base solide du monde chrétien en Wallonie (et Léonard, au fond, malgré le mal qu'il va faire, n'est qu'un épihénomène promis à la pourpre cardinalice: Vanité des vanités! Tout n'est que vanité!). Et, bref aussi, comme à la veille de la prise de la Bastille, puisque l'on sait que si le Tiers-Etat triompha facilement des deux autres "Etats" (la Noblesse et le Clergé), lors de la réunion des Etats-Généraux en France, en 1789, c'est parce que le bas-clergé rallia en masse les députés du Tiers avec quelques autres députés de la Noblesse, laissant les députés du Haut-clergé "entre lui" si je puis dire. Et cela pour former l'Assemblée nationale! Une étape vers la proclamation de la République. A laquelle se rallièrent aussi tant de prêtres et de vrais, authentiques prêtres (la version cléricale de la Révolution française oublie trop cela!), comme par exemple Henri Grégoire dont le théologien Manaranche fit un jour l'éloge en première page du journal Le Monde, prenant vivement à partie le Cardinal-primat Lustiger qui avait refusé de s'associer à la translation des cendres de ce prêtre au Panthéon décidée par Mitterrand, lors du 2e centenaire de la Grande Révolution. Manaranche, qui savait ce qu'il écrivait, disait de Grégoire, en cette occasion, que l'Eglise avait raté de s'associer à la République pour saluer non seulement un de ces "grands hommes" auxquels la "la Patrie est reconnaissante" (selon la formule du Panthéon), mais aussi un vrai prêtre, qui joua un rôle essentiel dans les droits reconnus à nouveau aux juifs français. Lustiger était juif, certes, mais sans doute intolérant à l'idée qu'un vrai prêtre repose à côté de Voltaire et de Rousseau... 1

Qu'on me pardonne ici de parler à nouveau de la nomination d'André Léonard... J'en reparle parce que nous en avions déjà beaucoup parlé Philippe et moi et que je sais que ce que je vais dire, il le pensait aussi. Cette nomination me blesse très profondément comme chrétien parce qu'elle me semble ne traduire en rien ce que sont encore les chrétiens en Wallonie et ce qu'ils y peuvent faire pour la patrie commune et qui s'exprime en termes de fraternité! Cela n'aurait pas non plus étonné Philippe cette phrase très étrange (et très juste), quand on interroge JM Javaux sur J.Milquet, très juste et très étrange aussi par son laconisme (je gage qu'elle a dû étonner beaucoup de monde): Elle ne connaît pas le monde chrétien.

Voilà!

Philippe Renault avait une Foi profonde, éclairée, nourrie aux meilleures lectures contemporaines, teintée d'anarchisme et profondément mystique, une mystique d'homme terre-à-terre, cependant. Ce qui allait si bien avec sa profession d'Agent des Eaux & Forêts. Souvent d'ailleurs, je m'étonnais que cet homme sans diplôme universitaire, sans formation spécifique, connaissait à fond ce que peu d'étudiants en philosophie peuvent se targuer de connaître au niveau où il le situait. Nous parlions au téléphone pendant des heures et des heures, souvent le dimanche après-midi. Sur la Wallonie, sur la gauche, sur l'écologie, sur les hommes et les femmes d'aujourd'hui, sur l'amour, sur la sexualité, nos affections, la France, la République, la vie, la mort. Nous nous aimions quoi! Et je ne l'entendrai plus, plus jamais.

Parce que c'était lui, parce que c'était moi

Tout ce que j'ai dit ici, sur le coup de l'émotion qui m'étreint, je pense et je sais que Philippe aurait été content de le lire à propos d'un autre que lui et qui aurait mérité ce que j'en dis.

On me demandera comment j'en suis si sûr.

A cause de ce que dit Montaigne de son ami La Boètie:

A qui s'enquerroit à moy de cette façon : Si vostre volonté vous commandoit de tuer vostre fille, la tueriez vous ? et que je l'accordasse : car cela ne porte aucun tesmoignage de consentement à ce faire [lire : cela ne signifie rien de ce que je pourrais faire en réalité, la préposition "car" est une forme de la Renaissance et on ne la mettrait plus en français à cet endroit]: par ce que je ne suis point en doute de ma volonté, et tout aussi peu de celle d'un tel amy. Il n'est pas en la puissance de tous les discours du monde, de me desloger de la certitude, que j'ay des intentions et jugemens du mien : aucune de ses actions ne me sçauroit estre presentee, quelque visage qu'elle eust, que je n'en trouvasse incontinent le ressort. Nos ames ont charié si uniment ensemble : elles se sont considerees d'une si ardante affection, et de pareille affection descouvertes jusques au fin fond des entrailles l'une à l'autre : que non seulement je cognoissoy la sienne comme la mienne, mais je me fusse certainement plus volontiers fié à luy de moy, qu'à moy.

Ce qui peut faire penser à ce que dit quelque part Teilhard de Chardin:

J'ai ardemment goûté la joie surhumaine de me rompre et de me perdre dans l'âme de ceux à qui me destinait la bien mystérieuse dilection humaine.

Mais surtout à la formule de Saint Augustin: : Intimior, intimo mihi, ce qui se traduit Dieu m'est plus intime à moi-même que moi-même.

Et qui me semble une autre façon de formuler ce que dit Montaigne, dont je reprends la dernière phrase:

Nos ames ont charié si uniment ensemble : elles se sont considerees d'une si ardante affection, et de pareille affection descouvertes jusques au fin fond des entrailles l'une à l'autre : que non seulement je cognoissoy la sienne comme la mienne, mais je me fusse certainement plus volontiers fié à luy de moy, qu'à moy.

Il me semble que l'on doit comprendre ce français de la Renaissance comme suit: pour ce qui est de parler de moi-même j'aurais plus eu confiance en ce qu'il aurait dit de moi qu'en ce que j'aurais dit moi-même de moi. Ce qui permet de le comprendre ainsi, c'est le contexte. Comme souvent à la Renaissance, les écrivains citent des événements de l'Antiquité et, avant d'écrire la phrase que je viens de rappeler, Montaigne cite cet épisode de l'histoire de la République romaine. On vient d'assassiner les Gracchus, sur l'ordre des deux Consuls romains. L'un de leurs amis, Caïus Blosius, est interrogé en présence des Consuls en vue de savoir à quel degré de complicité l'aurait entraîné son amitié avec Gracchus. On lui demande Qu'aurais-tu fait s'il t'avait ordonné de mettre le feu aux temples? (chose gravissime en République romaine où la religon de la Cité et la religion tout court se confondaient). Blosius leur répond, sûr de son ami Gracchus, qu'il n'aurait jamais commandé cela. Mais l'accusateur poursuit et insiste Oui, mais s'il te l'avait commandé? Et Blosius, étrangement, répond: eh bien! alors, je l'aurais fait! Montaigne commente ainsi cette réponse où l'on peut voir de la provocation en disant qu'il n'y a nulle provocation. Et il l'explique en soulignant que c'est comme si on lui demandait s'il tuerait sa fille au cas où sa propre volonté à lui Montaigne le commanderait. A cette querstion je répondrais oui, poursuit Montaigne, dans la mesure où la question n'a même pas à m'être posée, puisque, dit-il, je suis sûr que jamais je ne voudrai cela. Et donc que je réponde oui ou non, cela n'a pas d'importance, cela ne vaut rien tellement je suis sûr de ma propre volonté concernant ma fille.

Le raisonnement semble tortueux et ne l'est pas. Il nous oblige à réfléchir en un temps où la télévision n'y incite guère.

Ce que Montaigne veut redire, c'est qu'il existe des relations où ma volonté s'unit à celle d'une autre en telle mesure que je peux considérer cette autre volonté comme si c'était la mienne. Et à mon sens, ce n'est nullement "fusionnel". Ni possessif. C'est ce que dit la parole religieuse qui, à mon sens, n'est qu'une façon d'expliciter ce que dit Montaigne de l'amitié, plus fortement: il arrive que des autres me soient plus intimes à moi-même que moi-même.

Ainsi de Celui en lequel Philippe et moi croyions ou, plus justement, de Celui en lequel nous croyons, que ce soit avant aujourd'hui à 2h. ou après...

Pardon à vous de cet éloge qui peut sembler un peu complexe mais c'est ainsi que nous nous parlions pendant des heures grâce à Belgacom...

Merci à toi Philippe de m'avoir aidé à aimer la Wallonie, l'égalité et, surtout, la République!

Evidemment, je ne t'oublierai jamais, on ne s'oubliera jamais.

José

Trois textes de Philippe Renault parus dans la revue

Les battants et les dieux déguisés

Le calendrier républicain et la mesure du temps

Blanche-Neige et la République

  1. 1. Pour mieux en savoir sur l'Abbé Grégoire voir Henri Grégoire sur Wikipédia, article assez bien fait...