Critique : Les trois rattachismes selon Jacques Lenain

Economies et sociétés, novembre 2011, n° hors-série (L'union de la Wallonie et de Bruxelles avec la France : les trois conceptions possibles (Jacques Lenain)
9 février, 2012

Sous la direction de Jules Gazon et sous le titre L'après-Belgique, la revue française Economies et sociétés publie en quelque sorte les actes du colloque du Cercle Condorcet qui s'est tenu à Liège le 2 avril 2011. Une bonne partie de la revue est consacrée aux hypothèses sur L'après-Belgique dont il faut dire qu'elle est elle-même une hypothèse. Charles Bricman a encore écrit récemment que cette hypothèse pourrait être considérée comme valide à cause de la Flandre mais, dans une Une fessée pour Richard , il rappelle aussi que : La Flandre ne proclamera pas son indépendance.


C'est d'ailleurs le principal reproche que l'on peut adresser aux personnes qui dans ce numéro plaident dans le cadre de cette hypothèse en faveur de la réunion de la Wallonie à la France comme Jules Gheude dans La scission de la Belgique est inéluctable (pp.2009-2020), Nicolas Thirion L'après-Belgique pour les francophones : de la nécessité de penser aux conséquences de l'impensable (pp.2021-2038). Il faudra que l'on revienne sur ces deux textes. Mais disons tout de suite que le 2 avril 2011 dans la salle académique de l'université de Liège, il n'y avait pas lieu d'être très fier comme Wallon face aux ovations passionnées de l'auditoire pour l'orateur du deuxième texte, soulevant des tempêtes d'applaudissements à chaque analyse de toutes les difficultés de la Wallonie qui semblaient le plonger dans l'euphorie. Il n'y a pas assez de gens qui ont manifesté leur écoeurement face à une situation de ce genre, dans la plus grande ville de Wallonie qui ressemblait pendant ces insupportables minutes à une célèbre ville d'eau française, où des amiraux confondirent longtemps l'Allier avec l'Océan... Paul-Henry Gendebien plaide en faveur de la thèse réunioniste la plus radicale (L'Union France Wallonie-Bruxelles : conclusion logique de la fin de la Belgique, pp. 2105-142), dont on a eu déjà l'occasion de dire que les propos de Jacques Lenain, depuis longtemps, l'avaient fracassé Le réunionisme de Gendebien fracassé.

L'article de Jacques Lenain commence très mal du point de vue de la vérité historique puisque les premiers mots de son résumé sont les suivants : « L'extinction du Royaume belge, qui va résulter de l'affirmation de l'Etat national flamand... » C'est une mauvaise entrée en matière puisque la moindre des choses que l'on devrait admettre c'est que c'est la querelle communautaire qui est en train de mettre fin, sinon à un espace belge transformé en espace confédéral (et qui pourrait perdre ce nom), du moins à la Belgique unitaire et même à la Belgique fédérale. Elle résulte évidemment d'autres facteurs que la force du mouvement flamand. Il me semble que lorsque l'on s'obnubile sur celui-ci, on le fait notamment parce que l'on oublie que les Wallons sont minoritaires en Belgique du fait de la Flandre et que l'attraction de la capitale belge sur les esprits notamment français a comme résultante, très souvent, un manque total de visibilité de la Wallonie . Haut fonctionnaire français, Jacques Lenain pense que la vision qu'ont de la France les « francophones belges » (il distingue cependant soigneusement la Wallonie et Bruxelles, n'écartant d'ailleurs pas l'idée que la réunion à la France ne pourrait valoir que pour la Wallonie, ce qui semble sensé), est un obstacle à la réunion. On regrettera que dans son long plaidoyer il n'accorde gère d'importance au fait qu'i existe bel et bien une Wallonie qui se refuse à l'idée réunioniste pour d'autres motifs que la méfiance à l'égard de la France ou une mauvaise perception de celle-ci. La plus belle preuve de ceci, c'est l'acharnement des élites wallonnes à exiger et à obtenir finalement une Belgique à trois et non à deux comme le voulaient les Flamands et dont se sont accommodés beaucoup de partisans de la Belgique se trouvant plus rassurés par une Belgique à la fois à deux et à trois qui rend les choses complexes pour la population, mais qui la rend favorable à la particratie. Rien de tel pour les présidents de partis francophones, quels qu'ils soirnt, de se retrouver en somme dans la même posture que le roi des Belges à la tête de deux entités distinctes (Bruxelles et la Wallonie), qu'ils transcendent en quelque sorte et dont ils nomment les ministres bien plus sûrement que le roi actuel ne les nomme également comme le dit de plus en plus à tort la Constitution belge. Jacques Lenain examine avec beaucoup de pertinence cependant les trois hypothèses de réunion de la Wallonie (avec ou sans Bruxelles). Nous suivrons l'ordre de son exposé. Il envisage trois possibilités, l'union association avec la France, la réunion pure et simple à la France et en troisième lieu la solution qui donnerait à la Wallonie une large autonomie dont l'auteur prétend qu'elle maintiendrait cekller qui est la sienne dans le cadre belge actuel.

I. L'Union-association, une conception à peine utile et assurément insuffisante

Pour Jacques Lenain cette solution consisterait à faire de la Wallonie (avec ou sans Bruxelles : pour ne pas le répéter chaque fois, je dirai « Wallonie » étant bien entendu que cela implique aussi Bruxelles), un Etat associé un peu comme les pays d'Afrique francophone dans le cadre de la Communauté française de la Ve République de 1959. Il s'agirait, selon Jacques Lenain de substituer à la confédération actuelle belge une confédération Wallonie-France. Il dit cependant que le confédéralisme belge actuel « s'installe aujourd'hui insidieusement » (p.2009) et qu'il serait à terme « insupportable » pour la Wallonie. Cependant, il ne le démontre pas et il ne voit pas que ce confédéralisme a toujours été dans les projets du mouvement wallon, même déjà avant la Deuxième guerre mondiale. Les Wallons ont toujours évidemment su qu'un fédéralisme où les lois fédérales l'emporteraient juridiquement sur les lois des entités fédérées serait inutile puisque le fédéralisme est exigé du côté wallon (et ce n'est déjà pas la même chose à Bruxelles), pour échapper à l'emprise flamande. A quoi bon en effet un fédéralisme où la majorité flamande continuerait à dominer l'Etat fédéral dans la mesure où les lois fédérales l'emporteraient sur les lois des entités fédérées ? J.Lenain estime que l'association de la Wallonie avec la France pourrait permettre de régler des questions comme celles des relations internationales (mais en un sens pourquoi ? dans la mesure où l'exercice des compétences régionales se prolongent déjà sur la scène internationale?), de sécurité (à nouveau, pourquoi ?), ou militaires (admettons ce denier point). Il ajoute aussi que le soutien de la France serait utile dans le cadre des négociations sur la partition de l'Etat belge (mais pourquoi, à nouveau ?), mais que l'appui de la France « serait sans effet sur le poids des obligations et les dettes du nouvel Etat » (p.2094), dans la mesure où la France ne pourrait pas assurer les obligations et dettes d'un autre Etat. Soit. Cependant, il est remarquable que dans cette intervention-ci, comme d'autres, ont été rédigées (on le voit nettement), bien avant que les dettes de finalement tous les pays européens soient dégradées. Ce qui semble de plus en plus sûr c'est que les dettes des Etats (et aussi des particuliers en un certain sens), ne seront plus remboursables comme se tue à le dire Paul Jorion depuis quelque temps. De ce point de vue en tout cas, la France ne nous est déjà probablement plus d'aucun secours. J'avoue que je ne comprends pas non plus la raison pour laquelle J.Lenain estime que l'Etat wallon (ou wallo-bruxellois), serait « certainement de forme monarchique ». Là aussi l'histoire de la Wallonie me semble mal connue et sans remonter à 1950 (encore que...), on peut faire valoir que de récentes enquêtes nuancent l'idée que les Wallons seraient plus royalistes que les Flamands 1. J. Lenain dit aussi que toutes les institutions de cet Etat fédéral seraient à inventer, et même ajoute-t-il « très vite » . Mais cela suppose une rupture soudaine de l'Etat belge alors que la NVA qui se réclame de l'indépendance de la Flandre n'a jamais dit qu'il en irait ainsi, ce que tout le monde aurait pu savoir avant qu'elle ne le dise...


J.Lenain fait également valoir que cet Etat qu'il envisage de fait comme plutôt wallo-bruxellois que wallo-wallon serait très dyarchique. Il estime aussi que - toujours dans le cas d'une rupture soudaine - il faudrait très rapidement régler la question des finances de cet Etat. Il dit évidemment que les choses seraient pires pour une Wallonie seule. D'abord, qui envisage vraiment l'hypothèse d'une Wallonie vraiment toute seule? Mais admettons cette hypothèse puisque l'auteur la met en avant. Il prétend qu'en cas de partition du Royaume « la Wallonie serait privée de ce montant [les transferts de la Flandre], qui représenterait 10% de son PIB et plus de 15% des dépenses publiques » (p.2096). C'est ne pas tenir compte de trente-six choses, notamment du fait que la Wallonie est - dans le monde - le meilleur client de la Flandre, meilleur même que l'Allemagne alors que les exportations de la Flandre vers l'Allemagne dépassent les 50 milliards d'euros par an. Quel avantage la Flandre aurait-elle à vouloir une rupture qui la mettrait elle aussi en graves difficultés, du moins si l'on raisonne en termes autres que purement comptables et si l'on se place dans cette hypothèse d'une rupture si brusque qu'elle paraît instantanée ? 2. Je ne suis pas non plus aussi certain que le flot des navetteurs flamands diminuerait si vite à Bruxelles, « ne serait-ce que par la disparition de tous ceux appartenant à la sphère publique » (p.2097).

Simplement parce que même ceux-là ne s'évanouiront pas dans la nature (flamande) en quelques mois ni même années, à supposer, encore une fois, que la Flandre « abandonne » Bruxelles ce qui paraît très peu plausible. J. Lenain se trompe aussi quand il dit dit que dans le cas d'une Wallonie seule, Bruxelles ne pourrait pas ni ne voudrait (p.2097), remplacer les transferts flamands en Wallonie. C'est oublier que Bruxelles, contrairement à ce que tout ceci laisse sous-entendre, dépend aussi très profondément de la Wallonie, ne serait-ce que de ses navetteurs, mais aussi pour la prospérité de tout ce qui se fait en français dans cette ville en matière de communications sociales (les éditions, le cinéma, la télévision, la presse, la culture, toutes les organisations sociales qui ont leur siège social dans cette ville et notamment celles de la vie associative, sans compter - si on peut s'exprimer ainsi - le rayonnement des universités, des hautes écoles etc.). Quant à la notion de PIB utlisée pour la Wallonie il faut également la relativiser. Xavier Dupret et moi-même écrivons dans le même numéro de la revue dont je rends ici compte : « En outre, la question se pose de savoir comment mesurer les capacités de la Wallonie, en termes de PIB ou de PRB ? La différence entre PIB (Produit intérieur brut) et PNB (ou PRB Produit régional brut) est la suivante : n'interviennent dans le PIB que les activités localisées dans la région, le produit régional brut mesure les revenus du travail perçus par les Bruxellois, les Wallons et les Flamands. En termes de PIB, les parts de BXL, Flandre et Wallonie sont respectivement 19,2%, 57,5 % et 23,3%, mais en termes de PRB 12,8 %, 60,6% et 26,6%. Or, la région bruxelloise est en réalité le principal bassin d'emplois wallons. » 3 L'auteur évoque encore la situation de la périphérie bruxelloise en estimant que la Wallonie n'aurait pas le poids suffisant pour défendre Bruxelles et que l'Europe sous directoire germanique et anglo-saxon ne s'en préoccuperait pas. Oui... Mais. Mais la Wallonie a bien dû utiliser son poids dans le cadre belge pour imposer une solution qui est une solution à cette question et que bien entendu Jacques Lenain ignorait (sans qu'aucun reproche ne doive lui être adressé, car l'accord a pu se faire sur cette question après que les délais d'envoi des articles aient été dépassés : Xavier et moi-même avons eu la chance d'arriver un peu en retard, Jules Gazon, intellectuellement très honnête nous sollicitant pour défendre une thèse différente, à la fois des rattachismes et de l'Union Wallonie-Bruxelles prônée par Michel Quévit). L'auteur aborde aussi la question du « fait national wallon » dont l'absence (?) rendrait inviable un Etat wallo-bruxellois (p. 2100). En la matière, la question de l'existence d'un sentiment d'appartenance wallon peut se discuter. Mais il faut bien qu'il existe malgré tout puisque c'est sur cette base que la Wallonie a été créé, qu'elle fonctionne et qu'elle reflète une situation très ancienne que les Wallons ont toujours perçue comme le rappelle Philippe Destatte à partir des observations d'un historien wallon des débuts de l'indépendance belge, en 1833 très exactement 4, observations qui pourraient être recoupées par les anciennes cartes de la Province de Wallonie au 17e siècle. Ces faits sont peut-être peu connus, mais on sait que l'histoire est très normalement créatrice d'identité parce que l'histoire est aussi la mémoire et que sans mémoire, il n'y a pas d'identité. Plus que d'argent ou de transferts, c'est de mémoire que la Wallonie a besoin et elle n'en manque pas autant qu'on ne le dit ni surtout de goût pour cette mémoire lorsque l'on voit le succès d'émissions comme Ma terre. 5.

II. L'Union-Assimilation, une conception excessive et impraticable


Dans cette partie de son exposé, Jacques Lenain reprend les arguments qu'il faisait valoir dans une lettre datée du 6 août 2009 qu'il avait fait parvenir à P-H Gendebien, mettant en cause certains aspects du programme du parti de l'ancien président du RW. Nous avons publié cette lettre et nous pensons qu'on peut par un simple extrait de celle-ci résumer l'essentiel de l'argumentation (très développée et affinée) de J. Lenain : « La France ce serait aussi, d'après le RWF (pages 22 et 23) : «moins d'impôts, de meilleures pensions, le gaz l'eau et l'électricité moins chers, des frais médicaux mieux remboursés, de l'argent pour l'enseignement, le sport, la culture, un statut privilégié pour les indépendants, etc.». Tout cela (pas nécessairement exact, loin s'en faut...), c'est assurément la traduction de la volonté (consciente ou inconsciente) de substituer le corpus juridique français (de droit commun) au corpus juridique belge, qui devrait donc disparaître rapidement (après recours à «des statuts particuliers et transitoires dans certains domaines», page 17). C'est bien l'annonce de la fin du système juridique belge, à brève échéance, dans toutes ses composantes (administration des territoires, administration des personnes, administration des entreprises). Ce qui revient à vouloir bouleverser la vie des Belgo-wallons et des Belgo-bruxellois (voir aussi, sur ce point, ma contribution), et à le leur annoncer, ce qui, à mon sens, explique en partie le relatif insuccès du RWF. Comment, pour prendre un seul exemple, un syndicaliste belge, qui tient au droit du travail belge, à la protection sociale belge, pourrait-il adhérer, même s'il ne croit plus guère en l'avenir de la Belgique, à un discours réunioniste qui lui annonce la réduction par dix des effectifs de son syndicat (taux de syndicalisation en France : 7%, en Belgique : 70%, écart immense qui est dû à un droit social différent, associé à une organisation sociale différente), c'est-à-dire d'un côté un cadre belge favorable aux syndicats belges, et de l'autre un cadre français défavorable aux syndicats français (...). Et de tels exemples aptes à illustrer le caractère malfaisant d'une telle approche assimilationniste peuvent être multipliés à l'infini. »6 Ce n'est pas faire injure à Jacques Lenain de résumer ainsi son intervention de Liège à l'égard du rattachisme pur et simple. Il tombe sous le sens que transformer brusquement la Wallonie serait impossible . Et cette fois-ci, ce serait vraiment brutal. Parce que si l'hypothèse rattachiste fondée sur une rupture brusque est réaliste (elle ne l'est pas), on pourrait dire que même une modification complète du droit belge et wallon qui régit la Wallonie supposerait un tel effort de la part de la France et de la part de ses nouveaux citoyens - sans que l'on voie très bien quelle en serait la contrepartie - qu'il ne faut pas plus argumenter : c'est clair que cette solution n'est pas possible. Il est dommage que le RWF s'obstine dans cette voie, même si de toute façon, nous ne croyons à aucun des scénarios de la réunion de la Wallonie à la France. Et il faut aborder celui (bien plus réaliste) que privilégie Jacques Lenain.

III. L 'Union-Intégration, une solution pleinement française et encore « belge »

Dans ce projet, les Wallons deviennent des Français, mais en gardant toutes leurs institutions actuelles, ce qui est possible dans le cadre français actuel selon J.Lenain : « ce cadre institutionnel français permettrait de combiner le maintien de l'autonomie de la Région wallonne et de la Région bruxelloise et la conservation de l'essentiel du droit belge, avec la solidarité nationale financière et sociale française » (p.2109) La possibilité existe sinon dans la Constitution française présente, du moins dans des aménagements ultérieurs possibles, logiques avec l'état d'esprit des dirigeants français actuels : « la simple et vraie voie par laquelle la Wallonie et Bruxelles pourraient s'unir à la France, ce serait en s'y intégrant sans devoir abandonner leur présent statut » (p. 2113). L'auteur y insiste, il voit la possibilité d'une réunion de la Wallonie à la France (et de Bruxelles éventuellement) « avec leur statut « antérieur » maintenu » (p. 2113). Et il ajoute « pour l'essentiel ». Les compétences de la Wallonie - y compris leur dimension internationale (1) - y seraient maintenues. De même que tout le droit belge, les pouvoirs locaux. Les compétences de la Wallonie seraient même élargies puisque la Communauté disparaîtrait, l'Etat français n'ayant pas l'intention de prendre en charge la responsabilité du système éducatif (que ses élites veulent décentraliser en France). L'Etat fédéral se bornerait à reprendre les compétences actuelles de l'Etat belge et aussi les « fonctions régaliennes extérieures (diplomatie, défense, institutions européennes). Ce serait tout à fait suffisant pour permettre à l'Etat français d'asseoir son autorité en Belgique française...(2) » (p.2115). Il ajoutera plus loin que la proposition d'union de la Wallonie à la France supprimerait le chantier absorbant de la création d'un Etat souverain et de sa reconnaissance internationale, tout cela « sans nuire pour autant aux relations » (p.2120), développées déjà dans le cadre international par la Wallonie et éventuellement Bruxelles.

Gardons en mémoire ce (1) et ce (2), sur lequel nous reviendrons pour conclure, car ils sont évidemment quelque chose de tout à fait important. La solidarité financière et sociale seraient entières. La France "protégerait" Bruxelles. Tout ce projet devrait être soumis à référendum pour les deux parties concernées, la Wallonie et la France (éventuellement avec Bruxelles). Certes aujourd'hui il y a une réelle ignorance côté français des graves problèmes belges , mais la dissolution du Royaume obligerait à examiner ces questions. D'autre part, les élites wallonnes et bruxelloises auraient à envisager la France d'une autre façon, c'est-à-dire autrement que comme un pays qui en serait resté au jacobinisme intégral. Il ne s'agirait pas ici d'un régime transitoire mais définitif, sauf que l'auteur envisage une homogénéisation mais lente et qui ne pourrait s'opérer qu'avec le temps par définition et aussi avec l'accord des autorités wallonnes et bruxelloises. Le statut de la Wallonie (et éventuellement de Bruxelles) serait constitutionnel et ne pourrait être modifié qu'avec l'accord des deux parties s'exprimant via le référendum. « Cette autonomie de la Wallonie et de Bruxelles dans le cadre français serait d'étendue et d'intensité au moins équivalentes à celles du cadre belge. Et probablement supérieures, du fait de la régionalisation du cadre belge... »(p.2119). La possibilité serait même laissée à la Wallonie (et à Bruxelles), de faire l'essai de ces institutions et éventuellement d'opter pour l'indépendance au cas où l'union ne fonctionnerait pas.

Observations sur les relations internationales (le (1) et le (2)) : les carences de Jacques Lenain

Nous avons mis entre parenthèse quelques lignes plus haut le problème des relations internationales de la Wallonie (1) et (2). Citons simplement ce que j'écrivais avec Xavier Dupret dans ce même n° d' Economies et sociétés : « Les Régions siègent au Conseil des ministres européens, comme par exemple en matière agricole, les ministres wallon et flamand de l'agriculture (il n'existe pas de ministère de l'agriculture à Bruxelles), siègent alors en fonction des opportunités. Ils se concertent sur la position préalablement à défendre en commun. En cas d'accord sur celle-ci, elle est défendue comme étant la position de la Belgique. En cas de désaccord on s'abstient. Dans la pratique, on connaît très peu de cas où une position commune n'ait pas pu être définie. Des principes similaires régissent la manière dont les régions sont représentées dans les instances internationales comme l' UNESCO, l'Organisation des Nations unies, l' Organisation internationale de la Francophonie, etc. L'unicité du siège de la Belgique dans ces institutions n'est pas mise en cause, mais, dans les domaines de leur compétences, les entités fédérées « se concertent entre elles pour harmoniser leurs vues et déterminer laquelle s'exprimera ou votera au nom de la Belgique » 7 Le projet de Jacques Lenain est-il compatible avec ces dispositions en vigueur depuis près de vingt ans (adoptées en 1993 et devenues effectives en 1994) ? Nous ne le pensons pas. Car toutes ces possibilités seraient effectivement supprimées dans le cadre de l'union avec la France qu'il préconise. On va dire pourquoi.

Mais, d'abord, ces dispositions sont-elles vraiment importantes ? Je pense que oui et je cite à nouveau ce que j'écrivais avec Xavier Dupret citant Charles-Etienne Lagasse: « Que les compétences internes des Régions se prolongent sur la scène internationale, Charles-Étienne Lagasse, le commente et justifie comme suit: « il n'eût pas été cohérent (...) que leur autonomie s'arrêtât à leurs frontières, d'autant moins que la vie des États s'inscrit chaque jour davantage dans un contexte international »8

Or, Jacques Lenain précise bien que dans une série de domaines, l'Etat français exerce les « les fonctions régaliennes extérieures (diplomatie, défense, instances européennes)» (p.2115). Il le dit en pensant que l'Etat français reprendraient les compétences en ce domaine de l'Etat fédéral belge. Mais pour une part (de plus en plus importante et plus importante que celles dont il parle dans son article d'Economie et sociétés), les entités fédérées belges sont même parfois les seules compétentes en matière internationale : le cas de l'agriculture - malgré le masque que l'on donne à Sabine Laruelle depuis un certain temps en la considérant comme ministre fédérale de l'agriculture alors qu'elle ne l'est pas -, de l'enseignement, de l'environnement et de multiples autres matières déjà insérées ou appelées à s'insérer dans le portefeuille de compétences des entités fédérées qui finiront par se substituer complètement au niveau fédéral déjà réduit et qui va continuer à se vider de sa substance. Les propositions de Jacques Lenain modifient donc bien très fondamentalement la façon dont Bruxelles et la Wallonie exercent en coopération leurs compétences sur le plan international - de même qu'au niveau européen - la Communauté germanophone étant d'ailleurs associée à cette coopération.

Il ne s'agit pas ici de briguer de manière nationaliste ou chauvine (ou qui serait perçue comme telle), l'honneur de paraître sur la scène internationale, puisque c'est déjà le cas et que c'est très important. Il y a le cas de l'agriculture mais aussi celui le domaine de l'environnement 9, et bien d'autres domaines. Stratégiquement, dans la coopération avec les régions limitrophes, dans bien des accords de coopération interrégionaux, la Wallonie comme la Flandre pèse politiquement plus que les Régions avec lesquelles elles coopèrent. Même s'il s'agit d'un Etat souverain qui a la dimension d'une Région comme le Luxembourg. Pourquoi devrait-on s'en priver? Jacques Lenain estime que cela pourra continuer, mais peut-être ne voit-il pas que la raison juridique profonde de la présence de la Wallonie à l'Europe est la prolongation de ses compétences sur la scène internationale. Il ne propose pas d'y mettre fin, mais pourtant, cela implique que la Wallonie soit représentée à l'Europe en tant que telle (même si c'est sous le couvert de l'unicité du siège belge, et la Belgique a vocation à devenir une coquille vide).

Il est certain que cet aspect du fonctionnement de nos institutions n'est pas très connu, mais il est bien réel et est important sur le plan économique et politique. Il est aussi très important à un niveau plus profond qui révèle bien la nature et l'esprit des institutions belges façonnées très profondément par les exigences wallonnes depuis très longtemps (l'exigence d'une compétence en politique internationale de la Wallonie existait déjà avant la Deuxième guerre). En allant encore plus profond politiquement et humainement, on constatera que cet aspect des choses renverse la façon habituelle de penser. Christian Tresnel a défendu en 2005 une thèse de doctorat intitulée Le nationalisme de contestation, Le rôle des mouvements nationalistes dans la construction politique des identités wallonnes et québécoise en Belgique et au Canada 10. A la fin du compte rendu de cette thèse la revue TOUDI concluait : « Pirenne disait des mouvements wallon et flamand qu'ils étaient régressifs par rapport à la nation moderne et démocratique. » 11 et cela nous semble encore aujourd'hui le préjugé de nombreuses élites en Belgique qui continuent à parler de « repli wallon » dans la même ligne. La revue soulignait à cet égard la pertinence de la thèse de Christian Tresnel : « Ce que cette thèse aurait tendance à montrer, c'est que la démarche des nationalismes québécois et wallon inaugure un nouveau rapport à l'État et à l'appartenance nationale où la gauche peut se retrouver bien plus et bien mieux qu'aucune autre tendance politique, car, dans les deux cas, la volonté d'un système social égalitaire et la volonté internationaliste sont peut-être plus présentes qu'elles ne l'ont jamais été, concrètement, en aucun mouvement social. » 12. Certes, les élites belges wallonnes et bruxelloises, demeurent encore fascinées par des carrières qui s'organisent dans le cadre du cursus national belge. 13 Mais la logique et la dynamique politique de l'espace politique encore belge, la crise financière internationale et mondiale qui aboutira à des recentrages locaux et nationaux - parce que la mondialisation est loin d'avoir tout cassé, elle n'a peut-être même rien vraiment cassé - pousse à la solution que Xavier Dupret et moi-même préconisons: l'autonomie dans le cadre d'Etats confédérés qui n'auraient même plus besoin du mot Belgique. Xavier Dupret a pu anticiper sur la crise internationale qui amène à un nouveau respect des réalités nationales (qui ne seront plus fermées sur elles-mêmes, c'est cela l'important). Bien que le projet de Jacques Lenain se fonde sur une bonne connaissance des réalités politiques et institutionnelles belges, il ne nous semble pas convaincant pour les raisons en quelque sorte techniques que nous avons ici expliquées. Mais sa thèse a aussi un gros défaut, elle méconnaît en grande partie l'histoire et c'est d'ailleurs ce que nous disions pour commencer. La tâche d'une revue comme la revue TOUDI est celle que lui assigne Régis Debray : « La revue œuvre en différé - vers l'avant, le magazine opère en direct - donc vers l'arrière. Dire que la première est affaire de durée et que le deuxième réagit à l'instant, c'est dire que l'une s'oblige à l'authentique (ce qui résiste à la vérification et à l'épreuve du temps), et l'autre à l'idéologie (la présence de l'illusion tenant à l'illusion du présent). » 14.

Bien des contributions de ce numéro d'Economies et Sociétés participent de l'esprit du magazine. Car le projet d'utiliser les faiblesses financières de la Wallonie en vue de restreindre ses aspirations, a déjà fait son temps ! Et le projet pour la Wallonie de Jacques Lenain mérite des critiques non seulement au plan institutionnel mais aussi au plan humain. D'une certaine façon, le projet réunioniste, malgré son absurdité évidente, démontrée par Jacques Lenain, a un souffle qui lui vient de l'histoire. Le projet de Jacques Lenain, bien que plus rationnel, ignore le mouvement historique de la société wallonne, la dynamique de la société wallonne, société et dynamique niées ou très minimisées dès le départ comme on l'a d'entrée de jeu montré dans cet article.

Enfin, répondons à la critique souvent adressée par Jacques Lenain d'une méfiance des milieux wallons à l'égard de la France, voire d'une hostilité. La thèse d'une Wallonie quasiment indépendante dans le cadre confédéral belge achevé qui pourra même supprimer le mot Belgique, est dans l'intérêt de la France. Dans une organisation fédérale ou de type fédéral comme l'Union européenne, l'existence d'autres Etats que la France mais partageant sa langue et sa culture, c'est important à tous égards. Cela d'autant plus que l'on peut imaginer que d'autres Etats pratiquant également le français se joindraient un jour à l'Europe (Mélenchon a répondu cette année à la question de savoir dans quel pays étranger il se rendrait d'abord : l'Algérie, la Tunisie et le Maroc). Et parce que c'est l'avantage du français, qu'il partage avec la seule langue anglaise, d'être pratiqué sur tous les continents par de si nombreux pays. La Francophonie dit le Suisse romand Pascal Holenweg, est un monde dans le Monde et il faut, pour qu'elle demeure, que la merveilleuse diversité française continue d'accompagner la France. Pour mieux servir cet idéal la Wallonie doit rester elle-même et si c'était possible (mais cela le devient si on suit Jacques Lenain sur l'affaiblissement du jacobinisme en Flandre), apprendre à la France que la force n'est pas seulement dans l'unité mais aussi dans la diversité.


  1. 1. Monarchie populaire en Wallonie?
  2. 2. La fausse réalité des transferts flamands [ un article de 2006 demeuré actuel] Giuseppe Pagano a dit la même chose que nous : voir La Nouvelle Gazette, 4 septembre 2010
  3. 3. X.Dupret J.Fontaine, Un séparatisme wallon paradoxal, in Economies et sociétés, p. 2074.
  4. 4. Wallonie et Flandre ont précédé la Belgique
  5. 5. ["Ma Terre" : de la vraie télé
  6. 6. Le réunionisme de Gendebien fracassé
  7. 7. Charles-Etienne Lagasse, Les nouvelles institutions de la Belgique et de l'Europe, Erasme, Namur 2003, p. 145
  8. 8. Charles Etienne Lagasse, op. cit. , ibidem
  9. 9. La Wallonie actrice de la législation européenne environnementale
  10. 10. Hyper-modernité des militants wallons et québécois
  11. 11. Hyper-modernité des militants wallons et québécois (dernier paragraphe)
  12. 12. Hyper-modernité des militants wallons et québécois
  13. 13. On le voit très bien et on voit la différence entre trois personnalités très emblématiques de la Wallonie, Spitaels, Di Rupo et Renard, Renard ayant été sans doute le premier à croire pleinement à la Wallonie malgré sa dimension internationaliste et européenne incontestable. Voyez l'analyse dans Une identité wallonne hypermoderne
  14. 14. Ce qu'est une revue (selon Régis Debray)