Qu'est-ce que l'identité wallonne?

Evidences et certitudes au moins morales, débat nécessaire
12 March, 2010

« C'est en me racontant que je me donne une identité », voilà l'idée simple de Paul Ricoeur qui permet de synthétiser le grand travail effectué par TOUDI  depuis près d'un quart de siècle. Cette phrase est simple et le débat sur l'identité n'aboutirait pas aux évidences simplistes que l'on peut lire un peu partout ces derniers temps si l'on s'en rappelait.

Au départ, l'analyse Jean-Marie Klinkenberg

Le Professeur Jean-Marie Klinkenberg a insisté sur ce travail du « se raconter ». Les Wallons utilisent plusieurs façons de se raconter la Wallonie. Parfois on fait appel au folklore, à un nationalisme populiste c'est un peu ce que font les livres d'Arthur Masson. Parfois on fait appel au socialisme, non pas celui du PS mais  le socialisme de fait qui s'installe logiquement dans une Wallonie devenue au 19e siècle la deuxième puissance industrielle au monde.  Jean-Marie Klinkenberg estimait en 1988 que « Wallonie ne déclenche pas chez celui qui l'entend l'évocation d'une imagerie homogène, ne provoque pas la référence à une évidence massive, indiscutée »  (Voir Lignes d'introduction de L'identité wallonne: hypothèques et faux papiers).  Mais il pensait aussi que ni l'un ni l'autre de ces deux discours ne possédaient la capacité de mobiliser massivement comme c'est le cas d'autres discours identitaires. On avait pu répondre à cela que le discours sur l'identité wallonne , s'il ne mobilisait pas massivement en sa faveur, mobilisait parfois massivement contre lui dans les termes d'une dénégation haineuse, méprisante  donnant surtout le sentiment  que les discours hostiles sont encore moins forts.

Une critique de sa position

On a pu écrire aussi, par rapport à d'autres réflexions du même auteur : « Il faut critiquer Jean-Marie Klinkenberg quand il distingue une identité wallonne populiste (régionaliste au pire sens, rurale et réactionnaire), une identité «socialiste» (correspondant au renardisme grosso modo), une identité rattachiste (l'identité de la Wallonie est l'identité française) et une identité «manifestaire» (liée au manifeste culturel wallon). En fait l'identité dite «populiste» ou «régionaliste» n'est pas nécessairement aussi réactionnaire qu'il le laisse entendre puisqu'elle s'est réclamée, quand elle est née, de théories modernes et progressistes comme celle de Proudhon, ce qu'Arnaud Pirotte 1 démontre avec éclat. Les trois modèles ne sont pas aussi contradictoires entre eux qu'il ne le dit. En outre, l'idée qu'un modèle devrait s'imposer ne nous semble pas acceptable. Il est clair qu'il n'existe pas un seul modèle de l'identité française (à supposer que celle-ci soit absolument évidente, ce dont on peut douter).En revanche, l'existence parfaitement avérée d'un discours antiwallon, d'un contre-modèle si l'on veut, nous semble répondre aux conditions de formalisation posées par J-M Klinkenberg: «Le modèle mobilisateur (...) doit être à même de surdéterminer tous les discours variés qui s'y inscriront (..). La puissance du modèle va nécessairement de pair avec sa souplesse: il doit en effet pouvoir absorber les modifications apportées par l'histoire, ne pas voler en éclat au moindre changement de la structure sociale. Il lui faut donc comporter les mécanismes de son propre aménagement.»2. » Ces dernières lignes avec les citations qui y sont inclues renvoyant à Chapitre VIII: Les causes du discours antiwallon le chapitre VIII de l'ouvrage Le discours antiwallon en Belgique francophone (1983-1998), in Toudi, n° 13-14, septembre 1998. (numéros spéciaux).

Des quolibets haineux?

Le discours de l'identité wallonne semble faible mais la violence  avec laquelle le discours qui s'y oppose peut parfois s'exprimer laisse souvent stupéfait, même quand il s'agit de textes que l'on peut lire dans des journaux de qualité comme Le Soir.  Il arrive que ce journal distille des propos qui ne sont pas loin de la haine pure et simple. On pourra lire ici les réflexions de Pascal Lorent ou Pierre Bouillon dans les quotidiens du 4 mars et du 6 mars  dans (Le nouveau débat sur l'identité wallonne). Mais il arrive aussi que le journal fasse preuve d'une grave ignorance de l'histoire, même quand c'est sa directrice qui s'exprime, tant par écrit qu'oralement.  Notamment à propos d'un vote Flamands/Wallons sur BH intervenu le 7 novembre 2007 ( Béatrice Delvaux et la Wallonie (nouvelle édition augmentée) ), ce qui est d'autant plus frappant que tous les médias ont repris l'assertion profondément inexacte que ce vote aurait été sans précédent . Alors que toute la législation linguistique (sauf en 1932), a toujours donné lieu à ces oppositions comme le montre Micheline Libon dans le Tome II de l'Encyclopédie du mouvement wallon (législations linguistiques), et toujours à des votes de la Flandre majoritaire contre la Wallonie minoritaire (au Parlement).  Cela ne contredit pas ce que dit Jean-Marie Klinkenberg à propos du discours sur l'identité wallonne : il y a une mauvaise formalisation de ce discours.  Il faut sans doute pourtant aussi se référer à ce qu'en dit Jean Pirotte par rapport à la Communauté française, par rapport à la citoyenneté également  ( Culture et citoyenneté en Wallonie (une note de Jean Pirotte)).

L'opposition (nuancée) de Pirenne à l'identité wallonne

Peut-on vraiment parler d'évidence à propos de l'histoire ?

Quand on se réfère à l'histoire, l'interlocuteur se méfie et rappelle que l'entreprise de Pirenne, aussi intelligente qu'elle puisse sembler, a fait long feu. Et dès lors on se décourage d'avance en écartant l'idée que l'on ne pourrait qu'à nouveau se tromper en devenant des épigones de Pirenne sur la Wallonie. Pourtant, tout qui a lu Pirenne de bout en bout se rend compte presque à chaque page que le livre de Pirenne ne se situe pas avant le déclenchement des questions communautaires  qu'il aurait ignorées ou qui n'auraient pas existé encore à son époque, bâtissant son chef d'oeuvre d'écriture historique sans se préoccuper de ces « faux problèmes ».

C'est l'inverse qui est vrai. A tout moment dans son Histoire de Belgique, Pirenne tente de montrer que la différence entre Flamands et Wallons qu'il ne nie pas, n'a jamais pu diviser le pays. Il convient de le citer:

« Vers Bruxelles gravitait comme vers son centre naturel, toute l'activité économique. Là étaient ses organes régulateurs, banques, sièges des grandes sociétés anonymes, à côté du palais du roi et de la nation. Capitale indispensable et incontestée d'un pays surpeuplé et surchauffé, elle grandissait à mesure qu'il s'efforçait davantage, débordant de toutes parts sous l'afflux des habitants nouveaux qu'elle attirait pêle-mêle de Flandre et de Wallonie. Il y avait relativement plus de Belges à Bruxelles que de Français à Paris, et cette grosse agglomération centrale, faite de la substance des deux parties de la nation, et si bien placée qu'on eût dit son site choisi au compas juste au milieu du territoire, tenait ensemble comme une puissante agrafe toute la Belgique. Et comme autour d'elle les grandes villes étaient trop nombreuses, la population active, l'esprit régionaliste trop puissant, les autonomies locales trop invétérées pour qu'elle parvînt à s'y imposer et à les entraîner à sa remorque, elle jouait en somme le rôle d'un centre commun d'attraction autour duquel tout le reste gravitait sans s'y absorber. Dans cet ensemble complexe se manifestaient les deux tendances contradictoires qui caractérisaient la civilisation européenne du moment: le nationalisme et l'internationalisme. L'agitation flamingante et la réaction wallonne qui en était le contre-coup découlent en effet, si l'on envisage leur cause profonde, de la persistance de traditions et de souvenirs dont la langue n'est que le moyen d'expression. Leur but , conscient chez quelques-uns, inconscient chez la plupart, est le retour à l'autonomie régionale, grâce à laquelle le groupe national pourra se reconstituer dans la pleine originalité qu'il se pique naïvement de lui avoir jadis appartenu. "Mijn land is mij niet te klein" disait fièrement J-F Willems, et à cette parole s'oppose l' "Amon nos autes" des wallonisants. Il y a là incontestablement une protestation contre le présent, disons mieux, contre l'évolution tout entière des temps modernes qui a si impitoyablement écrasé sous son cosmopolitisme niveleur, les particularités, les singularités, les libertés provinciales, les caractères ethniques de l'Ancien Régime. A cet égard, tout nationalisme est conservateur ou même réactionnaire en son principe, en ce sens qu'il s'élève contre ce qui est au nom de ce qui a été. Son énergie dépend par conséquent de l'écart plus ou moins grand de ce qui a été et de ce qui est. Or, cet écart, on l'a déjà dit à suffisance, n'étant pas très grand dans la communauté belge, il en résulte que l'action centrifuge du nationalisme n'y peut franchir les bornes que lui assigne l'histoire et que le passé qu'il prétend restaurer n'est pas si éloigné du présent. En d'autres termes, le nationalisme n'y est pas incompatible avec le maintien de la civilisation commune à laquelle il a participé à toutes les époques. » 3

Démonstration ardue, on en conviendra.

Mais même si elle est intelligente, elle semble bien ne pas avoir résisté aux évolutions depuis le petit siècle depuis qu'elle a été opérée.

Mais que dirait Pirenne aujourd'hui ?

Les éléments d'identité wallonne avant 1830

Il n'est pourtant pas difficile de réunir les éléments  favorables à l'identité wallonne avant 1830. Il est clair que dès le XVIe ou XVIIe siècle, la différence entre Wallons et Flamands est si bien apparue aux contemporains qu'ils ont été obligés de s'organiser en fonction de ces réalités. Cela ne vaut, dira-t-on, que pour les ordres religieux, mais en réalité les ordres religieux avaient un rôle social immense à l'époque d'une Contre-Réforme catholique particulièrement  puissante dans les Pays-Bas du Sud séparés depuis peu de ce qui est en gros le seul pays qui porte aujourd'hui le nom de « Pays-Bas », rallié au protestantisme. Ils représentaient en outre 3% de la population totale du pays!

Même si la « Wallonia » de l'époque n'est pas exactement la Wallonie d'aujourd'hui, elle n'est pas sans rapport avec elle. Car la notion de « provinces wallonnes » ou de « pays wallons » est attestée depuis longtemps. Le principal auteur de la page réalisée sur Wikipédia a écrit un article tout à fait biaisé à ce sujet : ce qu'il dit du terme wallon semble n'avoir aucun rapport avec ce que sont les Wallons d'aujourd'hui et n'être  que le concept du mouvement wallon ! 4, comme si le celui-ci n' était qu'un groupe marginal ayant seulement réussi à inventer un mot qui ne serait utilisé que par lui. L'encyclopédie Wikipédia, sous l'influence de belgicains rabiques et en raison de l'embarras des Français sur ces questions a fini par supprimer toute allusion aux cartes de la Wallonie au XVIIe siècle.

C'est une erreur que le site de la revue a réparée et c'est devenu l'une de pages les plus consultées de ce site. Rappelons aussi l'épopée des Wallons de Suède  Les Wallons de Suède (en bref) . L'émission Ma Terre, à la RTBF le 3 janvier  estimait leurs descendants à un million de Suédois. Cette émission suivie par le quart des téléspectateurs possibles de la RTBF a prouvé deux choses. Que les Wallons ne s'intéressent pas à leur patrimoine sous un angle local, qu'ils s'identifient à lui et que ce patrimoine est mal connu, parfois même des spécialistes. Il donne en tout cas au passé wallon une dimension bien plus ample, bien plus capitale qu'on ne l'a pensé jusqu'ici. Il ne faut pas oublier en effet que Pirenne a largement ignoré le rôle de la Meuse et que Félix Rousseau l'a sans doute mésestimé comme l'émission le montre  "Ma Terre" : de la vraie télé). Et Hervé Hasquin a lui aussi souligné les lacunes de Pirenne 5.

Les éléments d'identité wallonne après 1830

Dans son numéro de juin/juillet 1998, la revue énumérait une série d'événements qui marquent l'identité wallonne. Nous y ajoutons quelques traits parmi bien d'autres :

L'immigration flamande en Wallonie et la façon dont elle a été accueillie  est l'un des événements centraux de notre histoire en raison de son ampleur 6 et en raison de ses répercussions sur la construction de l'identité des deux peuples 7, que le journaliste flamand Pascal Verbeken a bien mise en évidence  8

Les troupes flamandes et wallonnes ont eu des comportements profondément divergents en mai 1940 et divers croquis de la bataille peuvent le montrer 9

60.000 prisonniers wallons sont restés en  Allemagne; 10

La Wallonie a empêché le retour du roi de 45 à 50; 11

Elle s'est soulevée en 1950, massivement, confinant la marche blanche à l'anecdote; 12

Les fédérations syndicales ont ensuite toutes pris parti pour le fédéralisme, y compris hors de la FGTB; 13

Le déclin démographique et économique s'est aggravé dans les années 50; 14

La Wallonie y a perdu  des centaines de milliers d'emplois et en souffre encore; 15

La Belgique  a ignoré ce drame;

Il y a eu 500.000 grévistes en 60-61 durant six semaines; 16

Une pétition wallonne a recueilli 600.000 signatures en 1963; 17

Grèves et défilés syndicaux ont tous  arboré le drapeau wallon les trente années suivantes;

José Happart a recueilli des centaines de milliers de voix aux élections européennes; 18

Les Wallons se sentent wallons (les sondages s'y plient en distinguant les résultats); 19

Il est regrettable que le débat wallon soit le plus souvent harcelé et pourri par ce que Paul Piret appelle les « quolibets » 20 et que l'on ignore généralement que ces questions, même dans des domaines aussi pointis que la question de l'identité sont connus bien ailleurs qu'en Belgique 21

Et tout le reste

On pourrait conseiller à ce propos bien des pages de ce site comme Cinéma wallon ou Histoire de la monarchie belge et en particulier Juillet 50 : de la question royale à la question belge, L'idée républicaine en Belgique, Critique : "Léopold II, entre génie et gêne. Politique étrangère et colonisation" (Vincent Dujardin, Valérie Rosoux, Tanguy de Wilde), L'idée républicaine, cheminements souterrains et résurgences dans les imaginaires wallons, des pages sur le cinéma comme Cinéma wallon et réalité particulière, la littérature Critique : L'homme qui valait 35 milliards (de Nicolas Ancion), Critique (II) : Les peupliers (Thierry Haumont) et plus généralement comment des témoins ont vu la Wallonie et en ont parlé : Textes . Le plus étonnant étant celui-ci qui, en 1918, a vi très loin: Wallons /Flamands: le mot

La Wallonie souffre surtout de l'ignorance qui s'entretient à son propos. Et les démocrates devraient s'en inquiéter.

Le Gouvernement wallon procède à la reconnaissance de Wallonie

Une note d'orientation du Gouvernement wallon a été mise en ligne le 11 mars 2010: "Régulièrement, des observateurs relèvent le paradoxe de la situation de l’Etat fédéral belge, où les Régions ‑ qui comptent à bien des égards parmi les plus autonomes du monde ‑ ne voient pas leur nom consacré par la Constitution, pour n’y exister que de manière adjective : Région wallonne, Région flamande et Région bruxelloise. Aujourd’hui, cette non reconnaissance officielle des termes « Wallonie », « Flandre » et « Bruxelles » apparaît à la fois illogique et « dépassée par les faits ». L’absence de consécration de la Wallonie, de la Flandre et de Bruxelles tranche d’abord avec le fait que la Constitution consacre explicitement le nom de chacune de cinq provinces wallonnes et des cinq provinces flamandes. Enfin – et peut-être surtout ‑ ces noms de Régions sont pourtant les dénominations historiques et usuelles des entités concernées. En conséquence, le Gouvernement wallon procèdera à la reconnaissance officielle du nom « Wallonie »." L'ensemble de cette note d'orientation est lisible  en ligne et concerne aussi la devise de la Wallonie, le statut de Namur, la création d'un Ordre de la Wallonie... 22

On pourrait se poser la question de savoir pourquoi la logique n'a pas triomphé plus tôt puisque plusieurs des propositions avaient déjà été faites en 1992 par Jean-Marie Klinkenberg dans Citoyenneté des mots pour la dire. Dans la mesure où tant d'associations wallonnes combattent en faveur de ces orientations, on peut les considérer avant tout comme la victoire des citoyens de Wallonie qui ont précédé le Gouvernement de leur pays d'un quart de siècle.

Humour

Il vaut la peine de lire le très court texte de René Melon Repli: affirmation d'identité émise à plus de 20 kilomètres de la capitale ainsi que ses considérations sur toutes les manières dont on use, assez absurdement, pour ne pas parler de la Wallonie: Le "sud du pays".

 

  1. 1. Arnaud Pirotte, L'apport des courants régionalistes et dialectaux au mouvement wallon naissant, Collège Érasme, Louvain-la-neuve, 1997.
  2. 2. Jean-Marie Klinkenberg, Les blocages de l'identification wallonne, in Nationalisme et postnationalisme, Presses Universitaires de Namur, Namur, 1995p. 50.
  3. 3. Henri Pirenne, Histoire de Belgique, Maurice Lambertin, Bruxelles, 1948, Tome VII, pp. 390-391.
  4. 4. Histoire du_terme_Wallon
  5. 5. Notamment le paragraphe  Une mal-aimée de l'histoire
  6. 6.  Immigration flamande en Wallonie (1860-1920)
  7. 7.  Critique : L'image du Flamand en Wallonie (Yves Quairiaux)
  8. 8. Critique : "La Terre Promise. Flamands en Wallonie" (Pascal Verbeken) 
  9. 9. La Belgique se déchire à la bataille de la Lys (23/5/40-28/5/40)
  10. 10. RTBF, Wallonie et Prisonniers de guerre
  11. 11. Immobilisme belge et République
  12. 12. Le gouvernement provisoire wallon de 1950
  13. 13. Biographie de Joseph Fiévez
  14. 14.   La Société wallonne depuis la Libération
  15. 15. Rayer "Déclin wallon"" du vocabulaire
  16. 16.  Socialisme et question nationale [notamment en Belgique et Wallonie]
  17. 17.  Les étapes du mouvement wallon
  18. 18.  Biographie de José Happart
  19. 19. Sentiments d'appartenance en Flandre et en Wallonie
  20. 20. Wallonie terre d'acceuil
  21. 21. Manifesto for Walloon Culture
  22. 22. Identité wallonne. La note d'orientation est adoptée.